I - LE BUREAU DE GERMAINE

 

 

 

 

Il est impossible de commencer autrement. Cela avait aussi commencé comme cela, par le bureau de Germaine. Il se souvenait que le bureau de Germaine était arrivé et qu'on avait enfin pu dire que c'était l’origine, le premier jour, le commencement de l'histoire. On venait donc de livrer le bureau de Germaine qui était un vrai bureau à volets des années trente. Pas une imitation, comme on en voit de nos jours. C’était un vrai beau bureau ventru avec plein de tiroirs et de cachettes secrètes dans les moulures. Il était aussi ventru que Germaine elle même, qui l’avait trouvé dix ans auparavant dans les greniers de l’ancien hôpital et qui avait eu envie de changer pour un bureau moderne, tout plat et tout lisse. C’est comme ça qu’ils avaient récupéré le bureau, qui n'allait tout de même pas retourner dans le grenier de l'ancien hôpital.  Ils avaient vite décidé que c'était là que l'on cacherait le double des clés de la maison, dans un tiroir secret. Il y avait un beau sous-main de moleskine et de buvard vert. Ils posèrent à côté un minitel flambant neuf et le téléphone. Il y avait un  fauteuil tournant de bois clair aux dimensions de Germaine, avec de larges empreintes pour les fesses. On s'y sentait à l'aise, au large. Germaine, la surveillante du service, était une fonctionnaire énorme, placide et matoise, au demeurant assez bienveillante. On avait raconté que par les jours de grande chaleur, Germaine prenait des bains de pied, la bassine coincée sous ce  bureau tout en écoutant avec patience , sans lâcher son tricot, une pauvre dame lui raconter pour la centième fois son enfance malheureuse. Cela leur plaisait d'avoir avec eux le bureau de Germaine. C'était comme un rêve de victoire sur les bureaucrates. C'était un signe malicieux et tutélaire. Ils commandèrent un cahier. Germaine elle même leur fit  fournir un grand registre noir du genre administratif aux pages à petits carreaux numérotées. Il y avait un océan de pages. Cela deviendrait le journal de bord. Parce qu'il fallait pouvoir raconter l'histoire. Peu après le commencement, on trouva un nom pour le registre : le Déchronographe. Cela contrastait suffisamment avec son aspect sévère. Plu tard, mais pas si longtemps après, quand l'océan de pages du registre fut plein et que la toile noire de la couverture se fut effilochée, on commanda un autre registre identique. On colla un étiquette sur la couverture : Tome I. Sur la première page du Tome I du Déchronographe ils avaient inscrit que le bureau de Germaine était arrivé. Tout avait été prêt. Ils inscrivirent : "tout est prêt". Tout est prêt. C’est là que l’histoire commence. C'est une histoire pleine de bruit et de fureur.

 

 

 

 

 

II – LE CHAPEAU

 

 

 

 

Haltman sortit de la maison. Sur le perron, il croisa Lapoule, qui y entrait, la tête couverte d'un splendide Indiana Jones.  Ils avaient, par hasard, le même prénom : Alain. Haltman aurait pu être son père. Mais il était jeune, encore. Lapoule souleva son chapeau, comme pour saluer, et le tendit à Haltman : "Bonjour, Alain, ceci est pour vous, puisque vous travaillez du chapeau". Pris de court, Haltman allait prendre le chapeau de la main de Lapoule quand il se ravisa : "Erreur, Alain, je travaille avec ceux dont on dit qu'ils travaillent du chapeau..." - "C'est bien ce que je dis, Alain, répondit Alain, puisqu'on dit que les patients déteignent sur leurs médecins !". Et il se recoiffa du chapeau avant même qu'Haltman eut ébauché le geste de lui rendre.

 

 

 

 

 

III – LES VIADUCS DE LA NACELLE

 

 

 

 

 

 

Odile venait d'avoir quarante ans quand il l'avait rencontré pour la première fois. Depuis son adolescence, elle avait construit avec l'énergie de son désespoir un monde qui n'appartenait qu'à elle, horrible et fantastique. Elle s'y tenait obstinément, seule. Il avait toujours pensé qu'Odile était une grande résistante. Elle campait à tout prix sur l'autre rive, s'acharnait sur sa propre théorie du monde, refusant le nôtre, transformant toutes nos évidences en problème. Il pensait que c'était à cause de cela qu'ils l'avaient tant aimée, ou tant respectée, c'était la même chose. Elle tricotait ses cigarettes et ne pouvait les allumer qu'avec des briquets invisibles. Elle n'acceptait les bébés qu'en injection. Et, comme chaque jour suffisait sa peine, elle était tantôt une astronaute de la vingt-cinquième génération de décapitation, tantôt la dernière réincarnation de Marilyn Monroe, obèse, obscène et déguisée en brune ou bien Amélie Van Houten (des chocolats). Assez souvent elle était un psychiatre américain en visite d'inspection ou un chirurgien des banlieues blêmes, et ainsi de suite. elle rotait des serpents sans s'en étonner, se cherchait des limaces dans les cheveux et demandait que vous lui rendiez son bras qui avait été subrepticement remplacé par celui d'une autre pendant la nuit. Ils avaient, il faut bien le dire, raté leur première rencontre avec Odile. Mais l'histoire avait commencé avec le père. Ouvrier à la papeterie Darblay, il s'appelait Charlot et tout le monde le connaissait ou presque dans la ville. C'était le brave Charlot, un brave homme, vraiment. Il avait rencontré Maria, la mère d'Odile, pendant la guerre, en Allemagne. Elle était Italienne et ne parlait pas un mot d'Allemand et encore moins de Français. Plus tard elle en parlera à peine trois ou quatre de plus. En bonne italienne, Maria ne sortait pratiquement jamais de la maison. Il l'avait ramenée directement à la Nacelle, on ne savait comment. Il y avait eu un premier enfant, un garçon ou une fille, on ne sait pas, il était mort avant sa première année, et presque aussitôt après il y avait eu Odile. C'était la vie, c'était comme ça qu'elle allait, disait Maria. Vers seize ans, Odile était une belle enfant blonde bien sage. Elle était ce qu'on appelle une belle jeune fille à marier. On préparait son trousseau, on achetait des meubles. Tout de suite après l'école, elle était entrée comme secrétaire au syndicat. Quand elle s'est mise à prédire le retour des jumelles tuées pendant la guerre, quand elle a pris sur elle de clamer l'existence de cet enfant mort, dont on n'avait jamais parlé à la maison et dont elle s'était brusquement mise à craindre la résurrection brutale, quand elle avait crié partout, le rêve de Charlot - la jeune fille à marier - s'était écroulé d'un coup. Ce n'était plus son Odile. Haltman se souvenait que, lors d'un moment d'apaisement, ils avaient, dans les restes du salon dévasté, feuilleté avec elle et Jacquot un album de photos de famille, de ceux qu'on faisait chez le photographe dans les années soixante. Ils avaient vu l'image de trois quart face d'une belle jeune fille, souriante et sage, probablement promise au fils méritant d'un vieux camarade de la papeterie ou peut-être même au Prince Charmant en personne. Soudain Odile était devenu laide, elle avait considérablement grossi, s'était mise à fumer comme un sapeur et en public, une vraie fille de mauvaise vie. La douce voix de secrétaire attentive s'était muée en tonitruance de poissonnière. Il avait fallu, du jour au lendemain, cacher Odile, devenue indigne sans qu'on n'y comprenne rien, la soustraire au regard des amis, des connaissance, de tous les gens de la ville, des de-plus-en-plus-improbalbles fiancés et de tous les certains ex-futurs maris. On la cacherait tant qu'elle continuerait à crier et à dire des inepties. Elle n'allait tout de même pas rester comme ça, cela allait changer, avec le temps,  on pourrait à nouveau la marier. On tiendrait bon et on ferait tout pour qu'elle redevienne comme avant. Charlot a commencé à mener une double vie : pour rester le brave Charlot, bon ouvrier et bon compagnon le jour, bon mari et bon père le soir, il lui a fallu, la nuit, devenir le geôlier de sa fille. Quand les murs de la maison, Maria la mère et les visites des docteurs n'ont plus suffit, quand le monstre qui poussait en sa fille eut pris le dessus, il lui fallut se résoudre à faire enfermer Odile. Le couple, lui, s'était refermé sur son malheur, surtout Charlot. Maria, subrepticement, discrète et soumise, préparait le fatalisme qu'ils lui connaîtraient plus tard. Les séjours en clinique étaient organisés par surprise, avec la complicité du médecin, et Odile disparaissait de longs mois. Elle fuguait parfois, partait tout droit ou revenait à la Nacelle, ne reconnaissant plus rien, hurlant que des chirurgiens astronautes avaient illégalement pratiqué des greffes d'appartement. Il fallait alors la mettre à l'hôpital psychiatrique, d'où elle sortait plus ou moins rapidement, chaque fois un peu plus folle, sans jamais la moindre rémission, toujours aussi farouche et habitée. Cela dura pendant des années. Ni Odile ni Charlot ne renoncèrent jamais. Epuisé, finalement vaincu dans sa lutte contre la furie de sa fille, Charlot mourut un jour sans prévenir, loin de la Nacelle, sur le chemin d'incertaines vacances, alors qu'il avait confié Odile à Maria. Einstein dit un peu quelque chose comme cela : les évènements n'arrivent jamais, ils sont là de toute éternité, immobiles et immuables. C'est simplement nous, qui par notre mouvement, allons à leur rencontre. La mort de Charlot existait certes de toute éternité, mais Odile et Maria n'avaient jamais fait le chemin vers elle, exclues du voyage par Charlot lui-même, figées par leur mission essentielle, garder les meubles et  attendre le fiancé. Charlot n'était donc pas mort, il était seulement parti sans dire où il était allé. Il n'y avait qu'à attendre son éternel retour. Les amis, la famille, ramenèrent du lieu du décès des objets intimes, des preuves évidentes et finalement la dépouille elle-même. De la même manière qu'il n'y avait pas eu d'enfant mort, Maria sut convaincre Odile qu'on leur mentait et, pour se conforter dans leur certitude, la mère et la fille refusèrent d'aller à l'enterrement, au faux enterrement. D'ailleurs, depuis qu'on attendait le retour de Charlot, tout était devenu faux : faux amis, faux parents, faux docteurs, faux voisins, faux mouvements, faux cols, fausses pistes... Une seule consigne : réaliser coûte que coûte les objectifs du chef de famille momentanément absent, c'est à dire pourvoir au mobilier et aux maris. Tout le reste était imposture.

 

C'est à cette période que le service fut contacté par l'entourage consterné. Ne doutant de rien ils  proposèrent à Odile de venir leur rendre visite au 26 pour discuter de la manière dont ils  pourraient lui venir en aide. Voila le signe qu'elle attendait : Enfin, elle allait se marier ! C'est une improbable créature, demoiselle imposante et équivoque, outrageusement maquillée,  bas résilles et manteau de fausse fourrure, tout droit sortie d'un tableau de George Gross, qui se présenta à l'heure convenue. Elle prit tout de suite en main une situation qui leur échappait à une vitesse vertigineuse. Elle déclara qu'elle était psychiatre "Comme vous, tiens, ça c'est étonnant, alors..." La maison était à son goût, emplie de messieurs et de maris potentiels. Rapidement, ils apprirent qu'elle était la propriétaire, ce qui réglait d'un coup l'épineuse question de la dot. Restait celle du mobilier. En un tour de main elle avait commandé au Monsieur Ségalot du coin un salon Henri II, une chambre et une salle à manger suédoise, donné ordre de livrer le tout au 26 et ils furent, eux, en tant qu'illégitimes occupants, sommés de quitter les lieux sous vingt-quatre heures. Ils réussirent à détourner in extremis les camions du livreur de meubles, mais ils ne purent contenir la fureur d'Odile qui s'enfuit décidée à faire valoir son bon droit en temps utile. Non contents d'avoir failli prendre des coups de parapluie, ils tentèrent de renouer le dialogue chez elle, sans résultat évidemment, si ce n'est celui de s'entendre demander  très sérieusement par Maria pourquoi beaux docteurs comme ils étaient, ils n'avaient pas voulu pas voulu épouser sa fille. "Allez, vous êtes bien des faux docteurs, alors !" Mais rien ne put arrêter la fureur d'Odile. Toute à sa déception d'avoir été éconduite, elle ne contint plus ses idées de grandeur : psychiatre, propriétaire, milliardaire. Ils tentèrent encore de vaines visites chez elle. La plupart du temps elle était sortie. Un jour Maria, un peu plus en confiance que d'habitude, leur raconta qu'en ce moment "ça n'allait pas, figurez-vous, elle dépensait mille francs et plus par jour en taxi, elle revenait, elle téléphonait et repartait en taxi. J'aurais bien aimé que vous m'en auriez débarrassée, figurez- vous (maria aimait bien dire : figurez-vous. C'était une expression française qui sonnait bien, ou bien l'avait-elle prise à Charlot)""Vous auriez du la prendre chez vous, là haut à l'hôpital", disait elle, "Je vous avais bien dit de ne pas me la rendre, figurez-vous. Avec ses histoires de vipères, regardez comment elle a mis l'appartement sans dessus dessous." Ils s'aventurèrent dans les pièces. Elles étaient toutes obstruées de meubles et de vêtements entassés. Chaque meuble était en double ou triple exemplaire, il y avait trois buffets, deux cuisinières, quelques frigos, les tables étaient empilées les unes sur les autres. Les prescriptions de Charlot étaient respectées de manière inespérée. Un seule télé branchée sur Canal plus pas décodé mais où on distinguait un film de samouraïs en noir et blanc. Odile avait expliqué que c'était la vie d'Amélie Van Houten (des chocolats) : on était filmé en permanence. On entrait dans la pièce et du même coup, hop, nos personnages entraient dans la télé. C'était aussi simple que cela. Psychiatre, propriétaire, milliardaire. Et pilote de ligne. Il la retrouvèrent, malgré leurs méritoires visites à domicile, hospitalisée en placement d'office à l'hôpital psychiatrique départemental pour avoir voulu piloter le Concorde et avoir tenté de l'intercepter directement sur la piste d'envol au volant de sa petite Austin rouge. Elle resta internée plusieurs mois, fut placée sous tutelle et mise aux neuroleptiques retard. Quand ils lui rendaient visite à l'hôpital, ce qui était moins périlleux que les visites chez elle, elle était calme et désabusée. Mais dès son retour à domicile, malgré les promesses et toutes les conditions posées, la machine infernale s'était remise en marche. Elle continuait d'attendre Charlot qui n'était toujours pas mort, refusait avec colère de recevoir sa tutrice et n'acceptait plus les injections de bébés. C'est là que débuta leur deuxième rencontre avec Odile.

 

 

Elle ne sortait plus de chez elle. Elle terrorisait Maria qui se réfugiait des journées entières dans la salle de bain. Elle criait le jour et la nuit. Elle empêchait les voisins de dormir. Elle avait entrepris d’apostropher le monde. Elle ne le lâcherait pas de si tôt. Maria n’était plus sa mère. C’était tantôt la fausse femme de Charlot, tantôt la bonne à tout faire. Ils essayèrent  d’expliquer à Maria qu’elle se mettait en danger, qu’elle prenait des risques à laisser faire Odile coûte que coûte. Mais Maria ne les croyait pas : elle persistait à penser que s’ils se décidaient enfin à épouser Odile, tout aurait été mieux – Ou alors figurez-vous, s'ils continuaient leurs visites c’est qu’ils en voulaient à son argent. Elle leur demandait s'ils n’étaient pas des escrocs, des fois. Mais tantôt Odile leur ouvrait, tantôt Maria, tantôt personne. Ils s’obstinaient de longs mois à proposer leurs services. Ni plus, ni moins. Rester présent. Un jour Odile leur ouvrit. C’était, en principe, le jour de l’injection. Elle refusa (parfois elle acceptait, mais cela ne changeait pas grand-chose) : «  Ah non ! Rien à faire ! Trilifan piqûre de chien, Trilifan piqûre d’éléphant. C’est que je raccourci trop en ce moment, c’est des piqûres de bébés votre truc !» Et puis le chat venait d’accoucher de trois boas et elle n’arrivait pas à se débarrasser des vipères qui infestaient l’appartement et qui lui grimpaient dans les cheveux. « Alors, vous pensez bien que votre injection je n’ai pas que ça à faire, vous me la ferez demain, ça ira bien, et puis quand est-ce que vous me rendez la maison du 26... » Un autre jour, avec Jacquot : Maria s’était enfermée à double tour dans les vécés. Elle leur parlait à travers la porte : « Vous venez pour épouser Odile, aujourd’hui ? » – « Euh, non, pas exactement… » - « Allons, il fait être sérieux, il faut l’épouser, ma Odile, qu’est ce que vous attendez ! » - « Epouser Odile, mais qui doit épouser Odile ? » - « Vous, tiens ! » - « Qui nous ? Nous deux ? » - « Bien sûr, vous deux, figurez-vous. » Encore un autre jour, toujours pour l’injection. Cette fois Odile était de très mauvaise humeur. Michelle, à travers la porte : « Odile, nous sommes venus pour la piqûre ! » Odile ouvrit : «  Ah non ! J’ai mal aux jambes ! » Michèle insista un peu, fit son métier. Odile la prit au col et la poussa vers la porte. Il reçut Michelle sur lui. Elle les poussa tous les deux dehors en hurlant : « Attention les doigts ! » Elle claqua la porte à toute volée. Les murs tremblèrent. L’écho dévala l’escalier en colimaçon du HLM. Michèle et lui se retrouvèrent, jambes flageolantes sur le palier avec leur petite seringue toute prête à côté du petit coton, dans sa petite boite d’alu rectangulaire. Il était rare qu’ils restassent sans nouvelle du voisinage. Malgré un seuil de tolérance bien plus élevé que dans les quartiers pavillonnaires, il n’en pouvait plus. Surtout la gentille madame Lecomte, avec son drôle de tout petit mari moustachu, alcoolique et chômeur. Madame Lecomte faisait les courses pour Maria, lui mettait du linge dans la machine, le faisait sécher sur son balcon, la faisait même entrer chez elle quand Odile en furie la poursuivait jusque dans la salle de bain. Madame Lecomte était une sorte d’ange des HLM. Mais il y avait aussi les autres, ceux qu’ils croisaient dans les couloirs longs comme des jours sans pains, dans les ascenseurs  maculés d’on ne savait dieu quoi ou dans les escaliers qui puaient la pisse et où les enfants jouaient à l’écho. Travailleurs de nuits insomniaques, chômeurs, femmes épuisées de trop d’enfant, ils les regardaient passer avec dans les yeux quelque chose qui ressemblait tout de même à de la compassion. Cette solidarité un peu bizarre avait permis au couple de survivre, littéralement. Odile ne s’habillait plus. Elle restait en chemise de nuit ou en combinaison, comme Maria. Elle engloutissait d’énormes assiettes de nouilles à la tomate que Maria fabriquait à la chaîne. Elle grossissait, fumait et criait, ce qui lui éraillait la voix et l’essoufflait. Elle se mit à détruire systématiquement le mobilier, à la recherche des vipères ou des astronautes nains. Elle réduisit l’appartement en miettes non sans l’aide des loubards de l’HLM qui ne manquèrent pas de profiter de l’aubaine et échangèrent les tables Louis XV qui restaient contre quelques doses. Un jour, Odile les introduisit dans l’appartement dévasté. Maria, en combinaison dans la salle de bain, leur demanda pour la vingtième fois de l’emmener avec eux pour l’épouser. Odile ne voulut pas venir avec eux au 26, elle avait trop peur de la psychiatrie, et d’ailleurs elle était psychiatre. Cela n’empêchait pas qu’il y eut des serpents partout et que les appartements de la Nacelle fussent remplacés la nuit par des grottes grouillantes, que le monde s’écroulât. Et Charlot qui ne rentrait toujours pas. Avec Jacquot, ils intensifièrent le rythme des visites. Si parfois la porte restait close sur l’angoisse des deux femmes, le plus souvent Odile leur ouvrait et les invitait à constater les nouveaux dégâts. Ils insistaient à chaque fois pour l’emmener avec eux se soigner au 26. Elle était épuisée, elle aurait été tentée plusieurs fois, ils croiraient plusieurs fois avoir réussi à la convaincre, mais elle changerait toujours d’avis au dernier moment. Il se souvenait qu’elle aimait beaucoup se promener en voiture. Il n’avait pas été si difficile de l’inviter à faire un tour : elle s’était habillée, était descendue dans la rue, avait tourné autour de la voiture, Jacquot avait tenu la porte ouverte. Elle ne montait pas : il y avait sur le siège du passager une personne invisible qu’elle allait écraser ou, pire, qui allait l’étouffer dans ses bras. La place du mort. Elle avait regagné l’appartement presque à regrets. Une autre fois, ils avaient réussi à la convaincre de monter. Il n'aurait pas pu dire quelle sorte de victoire cela avait été pour eux. Ils avaient parcouru quelques rues de Dormeil, émus de sa joie enfantine à découvrir la ville qui n’était pas en ruine et l’avaient ramenée à la Nacelle sans rien lui proposer d’autre. Un peu plus tard, au cours d’une promenade identique, ils étaient arrivés devant la porte du 26, avec son accord. Elle y aurait bien pris le thé, par exemple, aurait même pris soin de ne pas revendiquer sa propriété. Mais ils ne l’invitèrent pas à entrer car elle refusait toujours de se soigner, de prendre le moindre comprimé. Il n’était pas question pour eux de renouveler l’erreur de la première rencontre. Si Odile franchissait la porte du 26, ce serait pour se soigner, et de son plein gré, rien d’autre. Il se souviendrait toujours de cette scène : la voiture était arrêtée devant le 26, il était au volant, Odile et Jacquot étaient devant la grille ouverte. Il avait peine à croire ce qu’il voyait. Il y avait Cathy et Danièle sur le perron. Jacques tenait au bout de ses doigts un comprimé de Tercian, bleu. Il le proposait à Odile, elle allait le prendre et tout serait terminé. Mais non, elle refusa, il la conduisit à la voiture. Ils l’avaient ramenée à la Nacelle, au pied de son immeuble, dans son entrée, pratiquement sans état d’âme. Mais il se souvenait toujours de la couleur bleue du Tercian au bout des doigts de Jacques.

 

 

Accueillir c’est recevoir. On reçoit aussi des gifles, des cadeaux, des balles perdues ou des ballons de foot. Accueillir Odile, c’était un peu tout à la fois. Pour accueillir, il ne suffit pas toujours d’un territoire où recevoir autrui et d’un code approprié pour lui dire qu’il est le bienvenu. Les simples lois de l’hospitalité ne suffisaient pas pour Odile. On devait aussi claquer les portes, se fâcher tout rouge, laisser la porte entrouverte, garder contenance, s’angoisser, ne pas perdre le fil… justement, avec Odile voilà que le fil devenait de plus en plus solide, même si ils avaient le sentiment qu’au travers de sa grande folie elle se comportait comme quelqu’un qui ne veut pas abuser des bonnes choses. De fait, c’est bien une rencontre qui avait eu lieu. Ce n’est que lorsque l’évènement fut arrivé que tout devint plus clair. L’évènement, ce fut la maladie de Maria. Maria était épuisée, ne faisait plus les courses, ne faisait plus à manger. Maria se couvrait de bleus et se mettait à saigner de partout. Maria avait un purpura thrombopénique. C’est une maladie rare mais très grave, qui s’attrape comme ça. Maria pouvait mourir. Elle devait être hospitalisée. Maria refusait. On du l’emmener de force. Il y eut une brève bagarre avec les pompiers qui embarquèrent aussi Odile. Aux urgences de l’hôpital, où on les avait appelé aussitôt, alors qu’on montait sa mère en médecine, ils trouvèrent Odile soudain calme, comme soulagée, libérée d’un grand poids. Elle accepta leur proposition de venir au 26, de prendre des médicaments puisqu’elle était en passe de devenir orpheline et que l’attente des maris était définitivement ajournée. Cela n’aurait pas été facile tous les jours. Odile connut de grandes périodes d’agitation et des moments de profonde de dépression, dont la violence les bouleversa. Il avait souvent fallu, le soir, avant qu’elle s’endorme, battre et bien lisser les draps pour chasser vipères, pieuvres et autres couleuvres. Elle ne faisait plus rien par elle-même, pas même prendre ses médicaments. Elle demandait qu’on les lui injecte pour être plus sûre d’être branchée sur le système nourricier. Elle se laissait donner des bains. Les cendres et les mégots faisaient une petite montagne autour du tabouret de la cuisine où elle passait des heures à se taire. C’était une victoire si elle éteignait ses cigarettes dans un cendrier ou si elle se versait toute seule du café. Et puis, il y avait les accès de rage, inopinés, assourdissants, inarretables, où, cramponnée à la porte du couloir, bien à l’abri à l’intérieur, elle apostrophait la rue, la ville, le pays et  la terre entière. Cela commençait comme une harangue, une sainte colère, une intervention à la chambre des députés. Elle lançait un tonitruant « Monsieur ! », signe que les imprécations allaient se déverser. Elle laissait un silence calculé. Tout se suspendait dans la maison et les fenêtres se fermaient dans la rue. « Monsieur ! » Elle avait une voix d’airain que n’altérait pas un léger zézaiement. Les mots prenaient corps en franchissant sa bouche, matérialisés par la force du souffle qui les expulsait. « Monsieur ! », comme si elle leur donnait naissance pour la première fois, au milieu de l’écume de ses lèvres. Elle sortait de ses accès épuisée, chancelante, à bout de souffle, comme après un concert au Parc des Princes. Ils eurent des pétitions. La maladie de Maria ne s’arrangeait pas. Les hématologues leur annoncèrent plusieurs fois qu’ils avaient tenté le dernier essai thérapeutique. Il était vital, on ne pouvait mieux dire, de maintenir le lien entre Odile et sa mère. Ils l’accompagnaient à des visites dans le service de médecine, où tout le monde s’écartait en les voyant arriver. La réalité de la menace mortelle qui pesait sur Maria fut le fil ténu qui pouvait les renvoyer à une autre réalité : celle de la mort du père dont on n’avait jamais pu parler. Ils pouvaient dire que si, en quelque sorte Charlot avait privé Odile et Maria de sa propre mort et , par là, bouclé le cadenas de la spirale délirante – inaugurée par la mort informulée du premier bébé -, la maladie de Maria pouvait être l’occasion douloureuse de commencer à travailler la séparation. Ils pouvaient dire, qu’en même temps, par un processus rhétorique d’équivalence, les soins apportés à Maria qu’il était possible de lutter contre la mort du corps autrement que par la dénégation : se soigner. Les retrouvailles avec la mère alitées, mais vivante, en suspens, étaient empreintes d’une douceur et d’une chaleur réciproque qu’il avait été impossible de prévoir.

 

 

Il y eut un moment très délicat, quand Maria dut subir une splénectomie, une ablation de la rate, qu’elle vécut elle-même comme une agression sur son corps. Odile, très agitée, leur parla beaucoup d’accouchements monstrueux. Elle ne put se persuader qu’on n’allait pas enlever un troisième ou un milliardième bébé du ventre de sa mère, ou qu’on n’allait pas la faire renaître elle-même sous ses propres yeux. La vie qui s’accrocha à Maria fut aussi une chance pour Odile. Un après-midi après le repas, autour de la grande table du 26, ils étaient quelques uns à tourner leur café en silence. Le café est toujours un instant sacré, voire magique. Au 26 plus qu’ailleurs, parce que le silence précédait souvent le surgissement des paroles inouïes. Odile se mit à parler avec monsieur Butin. Monsieur Butin avait travaillé sur les marchés de Corbeil, il avait monté et démonté les étalages. Il avait été employé par la ville. Il avait aussi vendu du poisson. Odile l’avait déjà rencontré à l’hôpital psychiatrique, ils avaient des souvenirs à échanger. Odile lui demanda s’il avait connu son père Charlot Poissay. « Ah, si vous saviez comme je l’ai aimé mon papa ! Il est mort il y a des années de ça, quand j’étais petite fille. Et il nous a laissé toute seules, maman et moi, et le chien Tintin. C’est triste. Et figurez-vous, que ma mère, elle va peut-être mourir aussi… » Haltman n’en croyait pas ses oreilles : Odile savait la vérité ! Par une sorte de miracle, Maria ne mourut pas, ses plaquettes se maintinrent à un taux bas mais qui lui permit de rentrer chez elle. La tristesse d’Odile se retira. Et toute son angoisse. Elle avait pu convenir de la mort de son père et en parler comme d’une chose révolue, elle se réjouit du retour de sa mère. Quelque temps avant, elle avait accepté de rencontrer sa tutrice. Elles convinrent ensemble de restaurer l’appartement aux frais d’Odile. Le temps des vacances était venu. Il fallait travailler une dernière chose : la séparation d’avec la maison du 26 où elle était restée près de trois mois.  Depuis quelque temps, Odile pouvait à nouveau parler de son passé. Elle évoquait les souvenirs de voyages organisés qu’elle avait fait sans ses parents avant sa maladie. Ils pensèrent donc à un voyage, comme le recommande Esquirol, qui sait bien que c’est la meilleur métaphore des retours réussis. Ils parlèrent de la montagne, de la mer et finalement des « herbes » comme Odile nommait la campagne. – « Voilà qu’ils veulent m’envoyer dans les herbes » se mit-elle à répéter en roulant le « r »à l’italienne avec l’accent de sa mère, comme si s’était une idée saugrenue. Elle s’en amusait comme d’une lubie qui les avait pris. Elle alla même voir son ancien médecin le docteur Fresnes, pour lui dire  qu’il ne fallait pas qu’on l’envoie aux herbes « Ce qui me conviendrait à moi, figurez-vous, c’est le Lac Majeur ! » Parfait concentré d’Italie et de paternité. Ils avaient choisi une famille d’accueil dans l’Aveyron, qui, en fait faisait plutôt partie d’un réseau de séjours de rupture pour adolescents. Bien sûr, le jour du départ, Odile se rendit compte qu’ils ne plaisantaient pas, qu’il était bien question d’un voyage imminent aux « herbes ». Elle s’angoissa soudain et parla de décapitations. Ils ne s’en laissèrent pas compter. Les bagages attendaient, rangés à l’avance dans la voiture du service et Véra avait préparé les sandwichs pour le pique-nique. Odile n’en menait pas large, mais elle ne put faire autrement que de monter dans l’auto. Le début du voyage fut assez pénible. Odile hurlait en se penchant trop à la fenêtre qu’il s’agissait d’un enlèvement intersidéral. Il y eut une pause repas dans la campagne bourbonnaise, près d’un vieux château abandonné sous un lourd ciel d’orage. Odile y voyait des menaces. Eux aussi. Puis ce fut la traversée du Massif Central, droit vers le Sud. La beauté des paysages calma Odile et aussi leurs propres angoisses. Elle reprit confiance, participa aux commentaires touristiques. Ils firent une halte au Viaduc de Garabit, formidable pont de fer, jeté par Gustave Eiffel et tout le dix-neuvième siècle triomphant, entre deux rives escarpées. Au fond, un torrent profond et impétueux. Elle acheta une carte postale et l’envoya à Maria. Plus ils avançaient, plus Odile retrouvait confiance. Peut-être conjuraient-ils là les rapts thérapeutiques de son père. Ce voyage était un vrai voyage, mais un voyage à l’envers. C’était comme si ils détricotaient les cigarettes. Ils arrivèrent à Elodes, près de Saint-Affrique, dans le Larzac. C’était la douceur des derniers rayons du soleil, mais aussi l’ombre qui s’étendait sur la valée. L’angoisse d’Odile était revenue. Ses hôtes, Hans et Thérèse, un peu impressionnés, lui montrèrent sa chambre, qui lui plut. Mais ils ne connaissaient rien des fureurs d’Odile. Ils avaient donc secrètement convenu de la laisser là, de passer une nuit d’hôtel à Millau, de repasser le lendemain matin, sur le chemin du retour  et de ramener Odile avec eux si cela se passait mal. Odile leur dit simplement : « A demain.» Après une courte nuit, ils se précipitèrent à Elodes, pas rassurés. Ils trouvèrent Odile dans la cuisine, attablée devant un bol de lait fumant. Et là, texto « Alors, messieurs, si j’ai bien compris, vous venez me chercher dans un mois ? Alors, au revoir et à dans un mois. » Les adieux ne furent pas déchirants. Son séjour se passa sans histoire, elle accompagna ses hôtes, Hans et Thérèse, aux courses, à la piscine et alla chercher elle-même ses cigarettes au tabac du village.

 

 

A son retour, elle passa une nuit au 26. Le lendemain, elle retournait dans l'appartement avec sa mère. De son écriture irrégulière Haltman nota dans le Déchronographe : "Odile, qui a retrouvé sa maman, vient déjeuner avec nous à midi. elle nous semble remarquablement en forme. Elle est, contre toute attente la très scrupuleuse infirmière de Maria. Ce matin, dans l'appartement tout coquet, elles étaient vraiment adorables, toutes les deux. Odile fait la cuisine, le ménage, chouchoute sa maman, la conseille judicieusement pour son régime, assume son rôle de jeune fille raisonnable : pas un mot plus haut que l'autre, attentive à nos recommandation et aux désirs de sa mère. Elle prend sur elle, se contrôle. Et pourtant ce n'est vraiment pas facile ! On peut sentir l'effort qu'elle fait pour ne pas se laisser emporter et déprimer par le rejet de Maria, contradictoire, brutal, obscène. D'un autre côté, cela me rend optimiste. Elle va vraiment mieux. Elle peut progresser. Elle se débrouille. Elle fait front. Elle parvient à calmer le jeu du couple délirant. Pourtant c'était mal parti. Maria était bien retournée chez elle avec la ferme idée d'en éjecter sa fille. Elle n'a pas remballé sa rejetance : elle profite au mieux de son statut de coq en pâte, elle accepte donc (mais pour combien de temps,) le maternage à l'envers..." Ils n'en revenaient pas, les voisins non plus, qui s'étaient attendus à ne plus dormir. Cela n'allait pas durer, disait tout le monde. Cela dura à peu près deux ans. Odile fréquenta le 26 assez souvent, dans la journée. elle participait à des activités, faisait les courses avec Véra - le déchronographe mentionna, entre autres, l'achat de chaises longues et de canisses pour les bains de soleil sur les balcons de la Nacelle. Elle retourna dans "les herbes", chez Hans et Thérèse, qui étaient devenus des cousins lointains à qui elle avait envoyé des cartes postales et dont elle prenait régulièrement des nouvelles au téléphone. Haltman l'avait ramenée chez eux l'année suivante avec Renée, en un voyage à travers la France qui avait été une vraie fête. A son nouveau passage au Viaduc de Garabit Odile s'était exclamée : "Ah, la voilà, ma Tour Eiffel !" Un peu plus tard, arrivée à Elodes, grosse dame de Bagdad Café et vraie jeune fille de la maison, elle leur apportait des rafraîchissement et s'allongeait sur l'herbe en robe légère pour prendre le soleil. Elle se promenait souvent avec Véra, allait chercher son argent à la perception toute seule, en bus. Maria avait du se faire à l'idée qu'elle ne la marierait pas, mais que, à défaut de belle famille, le 26 et sa drôle de clique feraient bien l'affaire, allez, figurez vous. Quand elle ne venait pas les voir, Odile leur téléphonait, surtout la nuit, quand Charlot ressuscitait un peu. On pouvait lire sur le Déchronographe : " Odile était très angoissée hier soir au téléphone. elle a appelé trois fois pour dire qu'il ne fallait pas réparer sa machine à laver parce que le système électrique de son appartement avait été légalisé par la gendarmerie et qu'à trop tirer sur le courant on allait faire écrouler le plafond." Bref, elle maintenait le lien, avec la crainte, un peu, de trop tirer sur la corde. Leur crainte à eux était celle de la deuxième mort de Maria. Mais ce n'est pas cela qui arriva. Imperceptiblement les choses allèrent moins bien. Odile s'enfonça tout doucement sous sa couette des HLM de la Nacelle avec l'aide de trop de Rohypnol. Peut-être avaient ils, comme par habitude, relâché un peu leur vigilance. De même, elle abusa de la cuisine industrieuse et peu imaginative de Maria. Quand elle ne dormait pas, elle criait à nouveau, parce qu'elle ne se trouvait pas belle, qu'elle ne pouvait plus entrer dans ses beaux vêtements, parce que Charlot Poissay, au double visage de bourreau et de séducteur, se faisait à nouveau attendre. Parce que leur Mondavous était trop beau pour elle, et que les vipères s'étaient remises à courir sous sa peau. Jacques et  Haltman n'étaient plus des psychiatres, ils avaient changé de profession pendant la nuit : ils étaient devenus assureurs. Il allait donc falloir assurer. Ils essayèrent de ne pas la décevoir. Une année passa encore ainsi, encore, plutôt bien que mal. Ils gardaient espoir. Odile refit quelques séjours au 26 et retournait hurler un peu dans les HLM de la Nacelle. Mais pas toujours. Elle maintenait le fil, sans plus. Même "les herbes" ne furent pas une grande réussite cette année-là et ce séjour raté, où Hans et Thérèse, découvrant un autre visage d'Odile avaient appelé à l'aide, les avaient marqués, plus qu'ils ne voulaient le croire. Il y eut l'épisode "téléphone." Odile se mit à appeler Police Secours toutes les deux minutes. Les flics furent héroïques. Un jour, ou plutôt une nuit, Haltman reçut un coup de file de l'interne de garde de l'hôpital à cinq heures du matin. Il lui raconta qu'il venait de recevoir trois coups de fil du commissariat depuis dix minutes. Le préposé aux appels pour Police Secours n'en pouvait plus : il en était à son centième appel depuis qu'il avait pris son service de nuit. Il avait décidé d'appeler l'hôpital à chaque appel d'Odile, et l'interne, contrarié d'avoir été réveillé, les réveillait à son tour. C'était une chaîne infernale. Odile appelait Police Secours, Police Secours appelait l'hôpital et l'hôpital appelait le 26. Magnifique enchaînement institutionnel, sorte de métaphore de la psychiatrie publique et de son impossible tâche.. Il y eut plus. Haltman décida d'appeler immédiatement Odile chez elle, qui ne répondit pas, bien entendu. Il laissa sonner au moins un millier de fois, Odile devait être terrorisée devant ce téléphone qui se mettait à lui répondre tout seul. Mais en même temps, Haltman fut sûr que le préposé avait pu se reposer un peu ou répondre à d'autres appels. En un seul mouvement, Dominique, qui était son coéquipier cette nuit-là, se rendit à toute allure à la Nacelle pour faire la seule chose possible : confisquer le poste téléphonique de la contrevenante. Ouf ! enfin tranquilles. Pas tant que ça. Quelques jours plus tard, c'était madame Lecomte, L'ange des HLM, qui appelait de sa toute petite voix "pourriez vous rendre son combiné à Odile, voilà trois jours qu'elle sonne toutes les dix minutes à ma porte pour téléphoner à Police- Secours ?". CQFD. Odile voulait vraiment revenir parmi eux. Encore un extrait du Déchronographe : " Et voilà, je n'ai pas pu me contrôler. Quand j'ai vu Odile se remplir un bol de sucre en poudre, y verser le lait en poudre et arroser le tout d'une bonne dose de café bien fort, j'ai piqué un coup de sang et je me suis mis à lui hurler dessus. elle a bien essayé de répliquer mais j'ai tout de même une grosse voix. Elle est privée de café, de graisse d'oie, de rahat-loukoums et de purée de pois chiches jusqu'à nouvel ordre, et consignée dans sa chambre à partir d'aujourd'hui neuf heures jusqu'à aujourd'hui neuf heures dix ! Elle n'en sortira pas avant d'avoir perdu cinquante kilos, au moins ! Toute la journée d'hier c'était la Odile des mauvais jours : fermée, murée dans son mondaelle, son enfer, n'en sortant que pour de brèves violences. C'est un camp retranché à elle toute seule. Hier soir, elle s'est endormi comme une masse et réveillée à quatre heures du matin, malgré le traitement pour lequel j'ai du la réveiller. N'importe quoi ! Elle a commencé à s'empifrer de café sucre et pain jusqu'à ce que je sorte de mes gonds." Une note était ajoutée: "Rectificatif : inutile d'essayer de crier plus fort qu'Odile, cela ne l'arrête qu'un instant et c'est totalement épuisant, je ne pouvais plus retrouver mon souffle. D'ailleurs je me suis demandé comment, par quel mystère, justement, elle faisait, elle, pour hurler avec autant de force pendant des heures..." 

 

 

Odile avait donc décidé de les adopter pour prendre soin d'elle. Cela sembla lui suffire, elle se contentait de vivre parmi eux, éloignée de Maria, du moment qu'on lui garantissait qu'elle n'était pas morte. Maria, de son côté demandait des nouvelles de " sa Odile" mais ne s'inquiétait pas vraiment de son retour. Ils avaient atteint une sorte d'équilibre. Odile se prenait pour la cousine Bette, plutôt jalouse des autres patients et même des jeunes et nouvelles stagiaires psychologues. Ils comprenaient mieux ses accès de colère, de plus en plus rares. Ils s'émouvaient de ses longues déprimes où elle se perdait dans ses mondes pas toujours meilleurs. Un jour, Haltman était monté au premier étage. Il était passé devant la porte de sa chambre ouverte. Elle était allongée sur le dos, sous la proéminence de son énorme ventre, en chemise. C'était l'après midi. On pouvait dire qu'elle faisait la sieste. Mais elle ne dormait pas. Un rayon de soleil, tamisé par la poussière, passait juste au-dessus d'elle. Odile gazouillait tranquillement, ses mains jouaient avec la lumière, ses doigts attrapaient ses doigts. Elle souriait aux anges. Odile fumait trois ou quatre paquets de cigarettes par jour et mangeait comme cinq. Elle toussait de longues heures la nuit, elle était essoufflée rien que de passer d'une pièce à l'autre. Son gros corps l'embarrassait, elle ne savait plus comment le ranger. Tout geste était effort. Le matin, au réveil ils la trouvaient étrangement pâle. Elle n'arrivait plus à se mettre correctement en colère : une grosse quinte de toux l'interrompait au milieu de sa diatribe et elle renonçait à poursuivre, trop fatiguée. Elle avait toujours chaud mais sa peau était tendue, froide, bleutée. Un jour, Haltman y posa un stéthoscope et ce qu'il entendit l'inquiéta. Ca râlait et ça crépitait. Il téléphona au docteur Rimina, un collègue de médecine de l'hôpital et lui décrivit les symptômes. Elle donna rendez vous à Odile huit jours après. Il rassura tout le monde. Trois jours plus tard, le téléphone le réveilla chez lui, tôt le matin. Odile était morte en dormant, étouffée par son propre poids. Cela arrive, dit le Docteur Rimina. Odile était retournée dans c'mondlà. Maria refusa d'aller à l'enterrement, on allait pas lui refaire le coup, figurez vous. Au cimetière, il y eut donc la tutrice, sa secrétaire, quelques soignants et madame Lecomte. Odile avait quarante six ans.

 

( dans cet épisode de "26 (titre provisoire)", comme dans tous les autres qui relatent à des faits s'étant réellement produits, tous les noms et prénoms ont été changés, même les noms de lieux, sauf le Quartier de la Nacelle, à Dormeil. Ceci dit une fois pour toutes)

 

 

 

 

 

 

IV- LA BROCANTE

 

 

 

 

 

 

 

Max a rendez-vous chez le dentiste. Ses dents sont complètement pourries. Il en a trouvé un qui veut bien le soigner sans les lui arracher toutes. Il ne veut pas se retrouver avec un dentier. C'est la raison qu'il donne pour quitter le stand maintenant, il reviendra plus tard, dans l'après-midi, par ses propres moyens, dit-il. Mais on ne le reverra pas. Auguste et Christian restent un peu plus longtemps. Ils déjeunent avec eux de sandwichs, assis sur le trottoir devant l'étalage aux bibelots, dans la moiteur de l'orage qui se prépare. Les chalands, écrasés de chaleur, déambulent mollement à travers les étalages. Aux fringues, on a beaucoup vendu : belles robes à vingt francs, moins belles à dix. Une aubaine pour les mères de familles arabes ou les manouches qui trouvent encore le moyen de marchander : Elles appellent les copines et les prennent pour des demeurés. Certaines se servent et s'en vont même sans payer. Il faut mettre le holà. Christian part chercher une mendiante rencontrée un peu plus tôt pour partager son sandwich avec elle, mais il ne la trouve pas. Il a acheté un transistor qui ne marche peut-être pas pour pouvoir rendre celui de Max qu'il utilise en ce moment. Il parle des animaux sauvages, des prédateurs, des loups qui prennent le dessus et mangent les agneaux comme lui. L'après-midi s'étire lentement sous le cagna. Les acheteurs se font de plus en plus rares et de plus en plus misérables. On ne vient pas ici pour le plaisir, pour trouver l'objet rare, mais pour acheter au prix le plus bas des objets de première nécessité : casseroles bosselées, cafetières usagées, cuillères et fourchettes, lampes dépareillées, réveils matins. Les vendeurs, eux, bouclent leurs fins de mois difficiles en se débarrassant de vieux objets. Ce ne sont pas les puces de Saint Ouen ni même celles de Montreuil, où là, on fait des affaires ; Ici, c'est un marché aux voleurs, une économie de misère où circule très peu d'argent. C'est plutôt du troc, voire de l'entraide. L'orage tant attendu éclate enfin, achevant de chasser les derniers clients. On s'abrite sous les parasols, les bâches manquent pour protéger la marchandise. On attend l'éclaircie pour remballer et rendre la place au parking. Haltman raccompagne Auguste et Christian au 26. Ils sont tous les deux sur le siège arrière, aucun n'a voulu s’asseoir à la place du mort. Tant pis si il fais le chauffeur. Auguste a posé un cabas sur ses genoux, il fait penser à sa mère. Christian est inquiet pour Max, pas Auguste. Ils se chamaillent comme un vieux couple : Auguste demande à Christian de s'occuper de lui et de laisser les autres, Christian n'en démord pas, il veut aider Max, les mendiants et tous les miséreux du monde. Auguste perçoit comment la sollicitude de Christian masque son agressivité. Haltman les laisse à la grille du 26. Ils me font des grands signes pendant qu’il s'éloigne vers l’hôpital et qu'un grand calme l'envahit. Il pense à la phrase de Marie Depussé, dans "Dieu gît dans les détails" : "...Il y avait autre chose. Tout de suite, les fous me reposèrent. Je sus qu'ils se battaient en première ligne, pour moi. Pendant que je traînais ma mélancolie à l'arrière, je savais qu'il y en avait d'autres, au front."

 

 

 

 

 

V –  AU SEUIL DE L’ENFER

 

 

 

 

 

 

 

Patrick gifla sa sœur adorée et s'enfuit de la maison. Mais dehors, c'était le mal absolu. Le monde n'avait d'yeux que pour lui, le fils maudit. On le regardait, on lui trouvait une drôle de tête, une tête de frère incestueux, une tête de masturbateur ou peut-être même de parricide. Patrick marchait dans la ville déserte en ce début d'après midi. Derrière chaque mur se cachait un mort vivant, comme dans les mauvais jeux vidéos. Patrick traversait une ville de cauchemar. Il tentait de se réfugier d'une maison à l'autre. De celle de ses parents au Centre de Crise. Mais, pour lui c'est une autre famille, une anti-famille comme on dit anti-matière. Une anti-famille avec des anti-parents, les soignants et les anti-frères et sœurs, les patients, comme précisément Emilienne, la pute, l'anti-sœur qui a refusé ses avances. Au Centre de Crise, dans l'anti-maison, il tabassa l'anti-sœur sans prévenir et s'enfuit avant l’arrivée des flics. Déjà il avait joué le drame. Tout avait été fini mais ils avaient tenté d'aller plus loin, désespérément. Il avait agressé le double négatif de sa sœur, avec qui on dort si chastement (cette étrange comparaison, dans le récit de sa mère, entre le chien et la sœur, le chien qui a des oreilles noires comme les cheveux sur les oreilles de Viviane, la soeur). Il s'enfuit à nouveau, l'horreur aux trousses. Enfer du voyage à rebours : du Centre de Crise, il retourna chez ses parents, une fois encore à travers les morts vivants hideux. Mais il ne pu se sentir abrité dans aucune maison. Et  le père  arriva. Comme ça, ça fait entrée en scène. En fait, il rentrait du travail, tout simplement tard, en vrai. Gifle, à nouveau. Il Gifla le père, le rival. Le père en resta "bouche bée", dira la mère : éberlué. Il ne réagit pas. Il ne fit rien à Philippe. Il ne lui signifia rien. Viré de son piédestal, il n'avait pas eu le temps de s'en apercevoir. Philippe, lui, tomba dans un puits sans fond. Disparaître. Après l'acte sacrilège. Avaler le tube d'Urbanyl familial. Ne dormit pas une seconde. "Merde, ça ne tue même pas, cette saloperie !". Le SAMU, appelé au téléphone, refusa d'intervenir : " il va dormir deux jours, voilà tout", répondit-on au téléphone - " Mais je n'ai même pas dormi une heure ! Je suis immortel, je vous dis ! Qui peut donc me tuer ?" Supplia-t-il. Toute la famille se rendit aux urgences. Personne n'y fut capable de le tuer, il y dormit quelques quarts d'heures, n'y rencontra pas de psychiatre et se retrouva au petit matin seul, mort vivant, sur le parvis de l’hôpital, la grande place bègue qui s'avance. Il fut ramené au CMP, seul. La famille s’était égaillée au travail où on oublie tout. Il vit Jacques, il vit Simone qui le trouvèrent très mal et appelèrent le Centre de Crise. Haltman avait lu le déchronographe et y avait appris l'agression d'Emilienne. Il ne savait encore rien du reste, sauf le suicide, mais très vaguement, et rien de ce qui s'est passé avant, les gifles. Il vint donc le chercher au CMP. Il était pâle, il tremblait, il était très mal, tout puissant. Il avertit Haltman : il démolirait quiconque se mettrait sur sa route et ne garantissait absolument rien quant à ses retrouvailles avec Emilienne. Il n'est pas du tout impossible qu'il lui écrasât la tête. Qu'il se le tint  pour dit ! Haltman  ne savait pas très bien pourquoi ils s'étaient mis, tous les deux, à se jouer la comédie du "ça va aller", "ça va tenir", "on va s'en sortir", on va faire comme si, comme si c'était possible. Tout se passa bien, un court moment. Les voilà au Centre de Crise. Patrick fit un effort surhumain pour rester calme une heure et ne pas parler à Emilienne (comme il ne parle pas à sa sœur quand ils se sont chamaillés et que la tension retombe toute seule). Mais ça lui coupa l'appétit, il ne mangea rien au déjeuner. Son angoisse aspirait l'air, on suffoquait. Haltman pensa à de l'air frais, à une promenade, les bords de Seine peut-être, le calme de l'eau qui coule. Et puis Eddy qui devait passer pour voir Renée. Il valait mieux qu'ils ne se rencontrent pas, ces deux là. Ils avaient une vieille histoire. Patrick fut d'accord pour la promenade. (Il croiserait tout de même José et rien ne se passerait). Les voilà au bord de la Seine : sur le chemin qui longe le fleuve vers Le Coudray. C'était très étrange, c’est comme lors des entretiens familiaux quand ils se sentaient, avec Jacques, aspirés, neutralisés, par la fausse chaleur de la famille. Haltman se senti aspiré par Patrick. Il parlait sans arrêt, ses fabulations habituelles : chaînes de vélo et sang qui giclait et aussi le respect qu'il avait pour Haltman et l'estime, etc. Ils furent sur le point de faire demi-tour, Ils avaient atteint le bout du chemin. Voilà que tout bascula. Patrick ordonna tout à coup : "Allez, on va au café d'où je me suis fait vider, je règle mes comptes, vous êtes témoin, je les allume tous devant vous et on se tire" - " Patrick, ce n'est pas possible..." - "Ah bon, pas possible, alors je me jette à l'eau". Et le voilà qui descendait les grosses pierres, commençait à se déshabiller théâtralement, faisait mine de plonger et Haltman comme un imbécile, avec les passants qui passaient "Patrick, allez venez, c'est ridicule, Philippe, revenez etc." Et lui qui continuait de se déshabiller. Il le tenait. Haltman pensa plus tard qu'il aurait du s'enfuir et le laisser là, avec ses vêtements épars et son plongeon ridicule. Mais  quoi ? Prévenir les pompiers, la police ? Il y avait un fou qui avait décidé de traverser la seine par zéro à l'ombre ? Il imaginait l'incrédulité des flics...et sa honte. Impossible de le laisser là. Piégé. Il céda au chantage absurde avec le fol espoir d'avoir le dessus au bout du compte. Il lui dit qu'il acceptait d'aller au café mais pour boire un café et rien d'autre. " Mais bien sûr, on va boire un café, ça se passera très bien, vous verrez". Il attrapait la perche que, pas fier, Haltman lui tendait. Il se rhabilla à toute allure. Dame, il caillait. Sur le retour Haltman lui dit qu'il le tenait en otage, et il lui faisait la gueule. Dans la voiture, il ferait mine de leur faire avoir un accident au moment où Haltman lui suggérera une nouvelle fois de rentre sagement au Centre de Crise. Haltman se fâcha très fort, de peur. Il lâcha le volant juste avant le mur. Impossible de ne pas passer par le "Longchamp", le café. Haltman était hors de lui, et lui, hors de lui. Ils avalèrent deux cafés en silence. Bien sûr, il ne se passa strictement rien, d'ailleurs il ne s'était jamais rien passé au "Longchamp" avec Patrick, pas plus de bagarre que de vidage, c'était l'évidence, alors pourquoi toute cette mise en scène compliquée ? Finalement, retour au Vingt-six. Haltman était remonté comme une bombe qui se retenait d'exploser. Patrick était une bombe qui était en train d'exploser.

 

 

Et c’est alors que tout alla très vite. L'adorable Monsieur Gobin était venu, depuis la maison de retraite, faire une visite dans l'entre temps. Patrick se mit dans l'idée de l'emmener prendre un café, encore. Il y avait beaucoup de monde au Vingt-six, des patients, des soignants, des stagiaires. C'était un bon public. Ils n'étaient pas d'accord pour le laisser sortir seul - Mais pourquoi donc ? Ils auraient très bien pu les laisser faire, que risquaient-ils, au fond - De toute manière c'est exactement ce que Patrick cherchait et qu'Haltman avait vainement tenté d'éviter depuis plusieurs heures : une occasion de tout foutre en l'air, de franchir le point de non-retour qui le mènerait, le savait-il déjà, au bout du chemin, à l'UMD. Il avait repéré un manche à balai dans l'escalier du sous-sol. Il vint en frapper un grand coup sur la table, style c'est moi qui commande ici. Brève bagarre pour lui arracher le bâton. L’enchaînement des événements était maintenant flou. On lui enleva le bâton. Il les défia un par un. Viens te battre si t'es un homme, etc. Il sautillait sur place comme un boxeur, sûr qu'on allait lui faire une tête, ils étaient cinq contre cinq contre lui... Haltman se souvenait de Felix quand il l'avait sorti du bureau par le col dans un accès de l'une de ses saintes colères, parce que tout ce bordel interrompait un entretien. Il avait le souvenir de la terre des pots de fleurs jonchant le parquet, Il se souvenait de Renée faisant tomber les restes d'une vitre brisée. Il revoyait une chaise d'abord brandie dans sa direction qui finalement vola dans la fenêtre avec fracas. il avait le souvenir d'un coup de savate de Patrick qui s'arrêta à un centimètre de son bas ventre, Il voyait Vera qui lui hurlait de se calmer, il ressentait les moments de flottement, de pause, entre deux ou trois flambées de violence successives, Il voyait  Patrick tourner comme un ours en cage. Il se souvenait d'un véritable champ de bataille, de cris et de gestes syncopés. Il n'y eut aucun blessé. Les flics arrivèrent dans un creux. L'un d'eux était goguenard, l'autre thérapeute, comme au cinéma. Il se  souvenait que Patrick les avait suivis sans aucune difficulté. Après ça, Patrick eut un parcours psychiatrique classique. L'escalade qu'ils n'avaient pas pu éviter continua. A l’hôpital psychiatrique où il  passa de nombreuses semaines dans les chambres d'isolement sans jamais renoncer à sa colère,  il  réussit un jour à mettre le feu  avec un briquet subtilisé à un infirmier distrait. L'administration des hôpitaux déteste les incendiaires, à vrai dire ils font peur. Cela lui valut  le statut de "malade dangereux" sans qu'il eut jamais porté la main sur quiconque. Il y a des services spéciaux pour "malades dangereux", les U.M.D. Il y passa deux ans avant d'accepter de rendre les armes. Ses parents ne l'avaient jamais abandonné. ils les rencontraient désormais une fois par trimestre, tous les trois. Patrick vivait dans un studio, travaillait dans un Centre d'Aide par le Travail, prenait du Leponex. Il était le capitaine de l'équipe vétéran de tennis de table de la ville de Tainsry.

 

 

 

 

 

VI- LA BRASSERIE « VETER »

 

 

 

 

 

 

Ils avaient tous  trois marché sur le pont qui  traverse le Neckar et mène au célèbre chemin des philosophes, jusqu'au  milieu de l'ouvrage, au dessus des flots couleur de métal. C'était vers cinq heures du soir, le jour  tournait insensiblement à la nuit et ils n'étaient presque plus que des ombres les uns pour les autres. Le fleuve exhalait une brume vaporeuse. En se retournant, pour regagner la ruelle pavée qui les avait amenés là, presque par hasard, ils firent face à la splendeur la vieille ville surmontée des ruines de l'antique schloss. Les flêches de la cathédrale commençaient à s'estomper sous les derniers rayons d'un soleil froid. Heidelberg se préparait à la nuit. Je ne peux pas dire maintenant si cela avait été le fleuve, qui s'écoulait si tranquillement, ou bien cette sorte de douce fraîcheur de l'air provoquée par le brouillard qui tombait comme une gaze sur la ville et en feutrait la rumeur, ou encore la fatigue accumulée de toute cette journée et la perspective de celle du voyage de retour, mais il fut saisi d'une sorte de long frisson, d'un tremblement qui n'était pas seulement du au froid. C'était comme une sensation intense d'être, une prise de conscience presque absurde d'exister soudain, que cette vision de la ville et du fleuve, à la fois évanescente et intemporelle, après celle de l'internement, ne faisait qu'aggraver. C'était comme après une défaite encore proche, au moment où l'oubli n'a pas encore commencé son oeuvre, comme le surgissement d'un monde passé mais pas complètement révolu ni résolu - l'Allemagne rhénane si civilisée, le romantisme, Schubert, le Chemin des Philosophes et la montée du nazisme, Heidegger qui enseigna ici, la guerre. Haltman était  retourné d'autres fois à Heidelberg,  mais jamais il n'avait ressenti plus fort cette sensation de coalescence de la nature, de la ville et de la pensée que ce soir de novembre. Il ne se résolvait pas à quitter, sans une sorte de nostalgie douloureuse, le pont  que les limbes envahissaient de plus en plus sûrement. Ils avaient quitté les Mozards le matin même, cette fois, ils avaient emmené Hélène avec eux. C'était le deuxième séjour de Patrick à l’Unité pour Malades Difficiles de Sarreguemines, Hélène avait été son médecin traitant dans l'intervalle de deux hospitalisations ou séjours au vingt-six. Avec Jacques, ils avaient décidé de rendre visite à Patrick une fois tous les deux mois (l'autre mois, c'étaient ses parents ou sa soeur et son frère.) Ils avaient estimé ce nouveau séjour à Sarreguemines à un an, un an et demi : six ou huit voyages, pour ne pas perdre le contact. Ils avaient roulé, depuis le petit matin, sur le long ruban terne de l'autoroute A4, Paris Strasbourg. C'était le deuxième ou le troisième voyage aux confins de l'Alsace et de la Lorraine, aux confins du Nord et de l'Est, à un jet de pierre de la frontière allemande. Ils étaient arrivés vers onze heures à l'hôpital psychiatrique. Se faire reconnaître, passer tous les contrôles, sas et autres lourdes portes fermées à clé. Ils avaient pénétré encore une fois dans ce monde hors du monde, cet enfer. Bâtisses militaires, ancienne caserne allemande d'avant la guerre de 14, ne possédant aucune des sinistres beautés habituelles des architectures carcérales, espaces extérieurs bordés de "sauts du loup" qu'on apercevait seulement en s'approchant. Grisaille du ciel, grisaille de murs, des bâtisses, grisaille de la terre. Encore se faire reconnaître, encore attendre qu'on prévienne, encore des sas, encore des portes que des gardiens en blanc referment à clé derrière eux. Au bout de ce parcours, Patrick, Etonnamment en forme, mais non pas amaigri, aminci plutôt, affûté, encadré de deux infirmiers débonnaires mais vigilants. Il les attend, ils l’avaient prévenu  à leur dernière visite. Il n'est pas en "bleu", comme lors de son premier séjour, où il avait eu "droit" aux ateliers, il porte un de ses propres pyjamas, signe probable que son état est encore incompatible avec les activités occupationnelles ordinaires. D'abord le rituel de la cigarette. Haltman ne fume pas. Hélène lui tend son paquet, mais il préfère celles de Jacques. Ils fument, puis ils parlent. Il est toujours à cent cinquante à l'heure, il raconte des aventures invraisemblables, où il est Superman, où tout a la même valeur, le bien et le mal, où rien n'est grave. Un univers de violence enfantine de jeux vidéos. Il supporte tout, même les pires tortures, il en redemande, ce n'est pas assez encore, c'est du sport, il est le champion du monde de l'endurance. Il ne va pas mieux, effectivement. Il n'est toujours pas capable de dormir, ça fait plus de deux mois, malgré un traitement faramineux. Il leur propose une partie de Ping pour nous montrer qu'il n'a rien perdu de son fameux revers et que tous les médicaments du monde n'y ferons rien. Mais déjà il passe à autre chose, il parle de sang, de bagarres et de meurtres qui n'ont jamais eu lieu dont il sort toujours indemne et vainqueur. Les infirmiers confirment qu'il leur « en fait voir » , mais ils sont sans haine ni méchanceté. Ils l'aiment bien. Ils font un travail impossible,  ils ne sont pas pervers, c'est déjà ça, c'est beaucoup. Les autres patients les dévisagent, viennent leur serrer la main en regardant au loin à travers eux. C’est juste la poignée de main qui importe, une poignée de main entre être humains. Le regard c’est pour plus tard, beaucoup plus tard. Il y a des assassins parmi eux et cela ne se voit pas sur leurs visages. Ils sont une dizaine, seuls au milieu des autres, confinés en un espace qu'un seul regard de surveillant peut embrasser. Il y a une télé, inaccessible, très haut placée qui diffuse des images muettes. Un peu plus loin, ce sont les chambres carrelées aux lits de fer et aux nuits neuroleptisées. Il y a une bonne odeur de soupe. C'est absurde. Patrick fabule, il leur raconte des horreurs, il dit qu'on tue des gens ici, qu'on les laisse mourir attachés à leurs lits, ils s'en débarrassent quand tous les traitements ont été essayés et qu'il n'y a plus rien à faire contre leur violence et leur résistance. Il est hanté par les massacres, les carnages, les tueries, les corps démembrés, les torrents de sang et les langues qui pendent. Il vit dans un monde à la Jérôme Bosch. Ici, à Sarreguemines, hormis les chevalets de torture et les brasiers, c'est un peu ça. C'est terrible à dire, mais ça lui convient. ça convient à ce qu'il a dans la tête. Ils rencontrent le médecin de l'unité, dans son bureau plein de dossiers impeccablement rangés. Il est dans son monde, lui aussi, à l'aise. C'est un jeune arriviste dont l'activisme intellectuel étudié jure avec le calme  prosaïque et l'humanité des infirmiers. Il est en train de mettre la dernière touche à une grande théorie de la violence chez les malades mentaux, ça se sent. Il leur expose sa conception du regard : la violence ça se voit dans les yeux, et il a vu la violence dans le regard de Patrick. C'est aussi simple que ça. ça leur fait plaisir de voir enfin quelqu'un de tranquille, ici. Mais, dit-il pour les rassurer, même si les théories sont vraies, elles n'ont pas toujours de conséquences pratiques. Pour Patrick, ce sera Haldol et Nozinan, voire Leponex jusqu'à ce qu'il se calme si ça arrive un jour et vogue la galère. Il les congédie : il a d'autres regards à examiner. Il vont dire au revoir à Patrick qui est déjà en train de proposer aux infirmiers un semi marathon autour des murs de L'UMD, ce qui ne semble pas trop les brancher, ils conviennent de la prochaine visite, l'année prochaine déjà, dans deux mois, en janvier, et ils se remettent sur les voies de la sortie et du salut qui, comme chacun sait sont plutôt impénétrables. Ce n'est qu'une fois à l'air libre, pour ainsi dire, et en nous mettant à respirer à grandes goulées, qu’ils prennent conscience de l'état de tension qui les avait habités � l'intérieur de ces hauts murs.

 

Ils avaient mis cap à l'Est, comme pour échapper à l'épouvante,  mettre de la distance, franchir les frontières, mus par la fuite en avant qui a fini par les amener, à travers un dédale d'autoroutes encombrées et de paysages industriels monotones, jusqu'au pont sur le Neckar, au milieu de cette paix invraisemblable et de cette beauté presque inquiétante. La nuit était pratiquement tombée. Sur le quai, les phares brouillés des voitures éclairaient par intermittence les murs des vieilles maisons, la lumière des lampadaires, tout là haut, se frayait un passage dans l'ouate et l'humidité. Leurs pas résonnaient sur les pavés des petites ruelles. On aurait pu se croire dans un vieux film expressionniste. On aurait pu s’attendre à voir surgir de l’encoignure d’une porte cochère, dans l’ombre, le visage halluciné de Peter Lore. Le quartier de la cathédrale était presque désert, les petites échoppes qui se pressent le long de ses murs, où on vend depuis le moyen âge des pains d’épice et des décorations de Noël fermaient les unes après les autres. Sur la place déserte, Nosfératu, à nouveau, allait bientôt les aborder. Ils avaient faim et soif. Ils trouvèrent la brasserie  "Veter" en revenant sur leurs pas, vers le fleuve. Ils découvrirent, ravis, qu'en Allemagne, on brasse encore la bière dans les brasseries, et pas seulement dans les usines. Là, chez "Veter", sous  une lumière qu'elles semblaient irradier, trois  cuves de cuivre rouge, hautes de trois mètres, échangeaient leurs gros tuyaux et fabriquaient  sur le champ un liquide généreux qu'une fois attablés, ils virent  mousser joyeusement dans leurs bocks. La vie, qu’ils cherchaient désespérément depuis des heures se tenait là, dans la chaleur de cette grande salle pleine de bruit, avec cette fine fleur de la démocratie occidentale, ces étudiants biens nourris, sérieux, joyeux et polis qui partageaient de grandes tablées animées. En rassemblant tout le peu d'allemand qu’ils possédaient à eux trois, ils réussirent à commander des saucisses, de la choucroute et du fromage. Haltman se souvient encore de leur délicieuse saveur. Ils se laissèrent couler encore un instant dans le bruit et la chaleur, sans rien dire, un peu décalés au milieu de toute cette jeunesse avant de regagner la voiture, l’autoroute et le long voyage de retour au milieu de la nuit. A l’heure ou Haltman se souvient de tout cela, après plusieurs années, nous sommes à la veille de la catastrophe la plus effrayante du vingt et unième siècle commençant et Patrick, après presque dix ans de rémission, vient d’être à nouveau hospitalisé à Vivaldi. Fichu métier, se dit Haltman.

 

 

 

 

 

VII- DEVOIR DE MEMOIRE ?

 

 

 

 

 

Dans le "Devoir de Mémoire", Primo Lévi écrit : "je dois ouvrir ici une parenthèse : après quarante ans ou presque, je me rappelle tout cela à travers ce que j'ai écrit; mes écrits jouent pour moi le rôle de mémoire artificielle, et le reste, ce que je n'ai pas écrit se résume à quelques détails." Bien entendu, nous n'avons rien à rapporter que n’est aussi terrible ni aussi essentiel que ce dont Primo Lévi avait à se souvenir. Je sens cependant qu'il nous faut tenir compte de son avertissement : Du Vingt-six il ne restera que quelques détails si aucun d'entre nous ne fait un effort comparable à celui de Primo Lévi. J'ai longuement consulté les gros volumes du Déchronographe, le journal de bord du Vingt-six, et je me suis rendu à l'évidence : Les écrits ont un pouvoir de remémoration formidable et la mémoire est éminemment volatile. Il nous faudra donc tout décrire : les lieux, les gens, les idées, les événements. On pourrait commencer comme ça : Le Vingt-six était situé Vingt-six rue des Chevaliers Saint Jean à Dormeil, non loin de l'Essonne qui traverse la ville avant de se jeter dans la Seine qui est la raison d'être de la ville. Etc. Mais cela ne suffirait pas. Avant, il faudrait encore parler des Mozards, de la psychiatrie à la fin des années soixante-dix, de ce que représentaient pour la psychiatrie les Mozards à la fin des années soixante-dix, de la psychiatrie de secteur, de la psychothérapie institutionnelle, de Bonnafé, de son histoire à lui dans la psychiatrie, des parcours individuels de chacun d'entre nous, de ce qui nous avait amenés les uns et les autres à Dormeil, de ce qui nous avait poussés à nous réunir, de l'implantation préalable, de la bataille des "soixante lits", et avant tout ça il faudrait parler de mai soixante-huit, à quel point l'esprit de mai nous faisait encore vivre et agir à cette époque, on chercherait alors le début de l'histoire. Cela avait-il commencé devant le comptoir du secrétariat aux Mozards, le jour où j'ai eu rencontré Jacques pour la première fois en 1978 ? Ou bien le jour où Renée, enceinte de Maelle, a eu visité une jolie maison en meulière du centre ville en 1980 ? Ou bien quand nous avions repeint nous-même le dispensaire des Mozards, comme on disait à l'époque - maintenant on dit CMP- pour montrer que rien ne nous faisait peur pour faire et défaire  la psychiatrie comme disait Roger Gentis ? Ou bien le jour où la bande de jeunes turcs de Moisselles des années 1972 - il y avait Danièle Broda, Jean Philippe Catone, Cakouche, Liliane Mesmer, Bernardine Saint Just, Agnès David et Jacques Sylphe, Florence Vantry et moi - était rentré dans le lard de Jean Oury qui faisait une présentation de La Borde dans une librairie de Nancy et qu'il n'en était pas revenu d'avoir "été débordé sur sa gauche" par des gamins enragés - on avait foutu un de ces bordels dans cette librairie provinciale bien pensante de gauche - (je me souviendrai toujours de ma colère quand j'ai découvert que Jean Oury avait l'allure d'un pasteur protestant d'un certain âge et non celle d'un leader maximo de la révolution cubaine) ? Ou bien le jour de la fondation de l'AERLIP par Félix Dupont, Eric Furtaud, Jean Pierre Hauclcet et beaucoup d'autres pendant le congrès des psychiatres à Tours, des jours fiévreux, sans dormir à refaire la psychiatrie et le monde ? Ou bien, un jour chez Cathy Tassoni, dans les tours de Montconseil où nous avions préparé avec Michael Gruyalmer, Charlotte Doziki, Daniel Teillard et toute la bande, la réunion fondatrice du Centre de crise et nous étions préparés à la réunion du service du lendemain à laquelle nous étions arrivés déguisés et avec le slogan qui reprenait celui du Journal Actuel de ces années-là: "Nouveau et intéressant" (Daniel Teillard avait fait sensation dans son costume de Tarzan) ? Ou bien, encore bien plus tôt, quand nous mettions en pratique, moi et Nathanael Millner (quel groupuscule !) la théorie de la "dérive" situationniste et du détournement  dans les rues de Paris et que nous allions voir "Une petite culotte pour l'été" (film détourné culte) au cinéma d'art et d'essai de la rue Galande ? Ou bien lors ce voyage à Turin, fief de Psychiatria Democratica, en 1980, avec ce psychiatre gauchiste, Agostino Pirella, responsable régional de l'application de la loi 180 sur la suppression des asiles, qui avait des manières d'évêque tout droit sorti d'un film de Fellini, avec son petit secrétaire qui le suivait partout et portait sa serviette et qui faisait la gueule parce qu'on arrivait en retard au restaurant, et la hantise permanente des Brigades rouges dans les rues de Turin (nous avions réussi à ramener des Pinocchios en bois peints pour les enfants et une  cafetière italienne  douze tasses pour le futur centre de crise et nous avions visité des asiles qui n'en étaient soit disant plus avec des patients bien fous) ?  Ou bien lors de cette grande fête, aux Mozards qui avait clos des rencontres mémorables avec les italiens de Trieste de l'équipe de Basaglia et l'équipe de Naples  qui étaient venus en camping car et nous trouvions que c'était très classe, je me souviens du mot qu'ils répétaient beaucoup : La rabia (la rage) ? Ou bien, ce grand congrès de la psychiatrie alternative à Trieste en 1978 ou 1979, qui avait vu la fondation du "Réseau Alternative" et où nous avions "délégué" Jacques, Félix Dupont et Charlotte et d’où ils étaient revenus complètement hébétés après des nuits sans dormir ? On chercherait le vrai début de l'histoire, on ne le trouverait pas et ça n'aurait aucune importance parce que cette histoire a eu une infinité de débuts et qu'elle a été la fille d'une époque qui ne reviendra plus jamais, se dit Haltman.

 

 

 

 

 

VIII- LE VOYAGE

 

 

 

 

 

 

Le voyage se terminait. Ils étaient sur le chemin du retour. Ils avaient quitté Prague le matin même. De mauvaises petites routes et de fréquentes erreurs d’itinéraire les avait amenés jusqu'à la frontière autrichienne. Cela avait pratiquement pris toute la journée. Il s’était montré un bien piètre pilote. Il avait commis deux ou trois erreurs inhabituelles, lui qui était un fou des cartes. Renée ne l'avait pas laissé conduire. Elle affichait ce visage hostile qu'il lui avait si souvent vu depuis le début du voyage. A l'aller, Trois semaines plus tôt, elle avait détesté l'Allemagne, par principe, qu’ils avaient pourtant traversé le plus vite possible (une étape avait été nécessaire, ils avaient passé la première nuit à Heidelberg, dans un hôtel propret de la vieille ville, ce qui aurait pu être pire, ils étaient retourné dîner chez Veter au milieu de la jeunesse estudiantine bien nourrie), ils avaient pris une route plus au Nord qui passait par Nuremberg qu'ils n'avaient pas visitée. Elle ne s'était détendue un peu qu'au passage de la frontière tchèque. Elle avait alors dit que la bohème ressemblait à son auvergne natale. Haltman n'avait rien répondu. Ils étaient passés au large de Marienbad, puis étaient arrivés dans la capitale à la tombée de la nuit au milieu des friches industrielles. Ils étaient descendus vers la Vltava et la vieille ville. L’agence de style postmoderne qui leur louait l’appartement était tenue par deux jeunes hommes en polos raz du cou noirs et au sourire carnassier, du côté de la place Venceslas. Ils les attendaient, désolés. L’appartement qu’ils leur avaient réservé n’était libre que le lendemain. Ils leur proposaient de passer la nuit dans un appartement provisoire. Cela n’avait aucune importance. Ils avaient garé la Sierra juste en bas dans la rue, sous un réverbère. L’appartement s’était révélé incroyable. Pas un objet, pas un meuble qui ne datait pas des années cinquante. On se serait cru au cinéma dans un film des frères Cohen. Il se dégageait de tout cela une infinie mélancolie. Ils se sentaient des visiteurs entrés dans un souvenir par effraction. Même les interrupteurs électriques en bakélite forçaient le respect. Un peu plus tard, ils étaient sortis, à la recherche d’un restaurant. Ils s’étaient laissés portés par le flot des passants dans le dédales des ruelles sombres. La ville était emplie d’une sorte de rumeur, les voix de toute cette foule. Tout à coup, ils avaient débouchés sur la place de la vieille ville qui s’était ouverte devant eux sans prévenir. La rumeur s’était accrue. Les deux tours sombres de Notre Dame de Tyn se découpaient en noir sur le zinzolin de la nuit. Devant la Tour de l’horloge la foule s’était faite un peu plus compacte. Ils étaient restés figés sur place, ébahis. Ils avaient mangé des quenelles et de la viande en sauce dans une cave éclairée aux bougies après avoir fait le tour de la place.Le voyage se terminait. Ils étaient sur le chemin du retour. Ils avaient quitté Prague le matin même. De mauvaises petites routes et de fréquentes erreurs d’itinéraire les avait amenés jusqu'à la frontière autrichienne. Cela avait pratiquement pris toute la journée. Il s’était montré un bien piètre pilote. Il avait commis deux ou trois erreurs inhabituelles, lui qui était un fou des cartes. Renée ne l'avait pas laissé conduire. Elle affichait ce visage hostile qu'il lui avait si souvent vu depuis le début du voyage. A l'aller, Trois semaines plus tôt, elle avait détesté l'Allemagne, par principe, qu’ils avaient pourtant traversé le plus vite possible (une étape avait été nécessaire, ils avaient passé la première nuit à Heidelberg, dans un hôtel propret de la vieille ville, ce qui aurait pu être pire, ils étaient retourné dîner chez Veter au milieu de la jeunesse estudiantine bien nourrie), ils avaient pris une route plus au Nord qui passait par Nuremberg qu'ils n'avaient pas visitée. Elle ne s'était détendue un peu qu'au passage de la frontière tchèque. Elle avait alors dit que la bohème ressemblait à son auvergne natale. Haltman n'avait rien répondu. Ils étaient passés au large de Marienbad, puis étaient arrivés dans la capitale à la tombée de la nuit au milieu des friches industrielles. Ils étaient descendus vers la Vltava et la vieille ville. L’agence de style postmoderne qui leur louait l’appartement était tenue par deux jeunes hommes en polos raz du cou noirs et au sourire carnassier, du côté de la place Venceslas. Ils les attendaient, désolés. L’appartement qu’ils leur avaient réservé n’était libre que le lendemain. Ils leur proposaient de passer la nuit dans un appartement provisoire. Cela n’avait aucune importance. Ils avaient garé la Sierra juste en bas dans la rue, sous un réverbère. L’appartement s’était révélé incroyable. Pas un objet, pas un meuble qui ne datait pas des années cinquante. On se serait cru au cinéma dans un film des frères Cohen. Il se dégageait de tout cela une infinie mélancolie. Ils se sentaient des visiteurs entrés dans un souvenir par effraction. Même les interrupteurs électriques en bakélite forçaient le respect. Un peu plus tard, ils étaient sortis, à la recherche d’un restaurant. Ils s’étaient laissés portés par le flot des passants dans le dédales des ruelles sombres. La ville était emplie d’une sorte de rumeur, les voix de toute cette foule. Tout à coup, ils avaient débouchés sur la place de la vieille ville qui s’était ouverte devant eux sans prévenir. La rumeur s’était accrue. Les deux tours sombres de Notre Dame de Tyn se découpaient en noir sur le zinzolin de la nuit. Devant la Tour de l’horloge la foule s’était faite un peu plus compacte. Ils étaient restés figés sur place, ébahis. Ils avaient mangé des quenelles et de la viande en sauce dans une cave éclairée aux bougies après avoir fait le tour de la place.Le voyage se terminait. Ils étaient sur le chemin du retour. Ils avaient quitté Prague le matin même. De mauvaises petites routes et de fréquentes erreurs d’itinéraire les avait amenés jusqu'à la frontière autrichienne. Cela avait pratiquement pris toute la journée. Il s’était montré un bien piètre pilote. Il avait commis deux ou trois erreurs inhabituelles, lui qui était un fou des cartes. Renée ne l'avait pas laissé conduire. Elle affichait ce visage hostile qu'il lui avait si souvent vu depuis le début du voyage. A l'aller, Trois semaines plus tôt, elle avait détesté l'Allemagne, par principe, qu’ils avaient pourtant traversé le plus vite possible (une étape avait été nécessaire, ils avaient passé la première nuit à Heidelberg, dans un hôtel propret de la vieille ville, ce qui aurait pu être pire, ils étaient retourné dîner chez Veter au milieu de la jeunesse estudiantine bien nourrie), ils avaient pris une route plus au Nord qui passait par Nuremberg qu'ils n'avaient pas visitée. Elle ne s'était détendue un peu qu'au passage de la frontière tchèque. Elle avait alors dit que la bohème ressemblait à son auvergne natale. Haltman n'avait rien répondu. Ils étaient passés au large de Marienbad, puis étaient arrivés dans la capitale à la tombée de la nuit au milieu des friches industrielles. Ils étaient descendus vers la Vltava et la vieille ville. L’agence de style postmoderne qui leur louait l’appartement était tenue par deux jeunes hommes en polos raz du cou noirs et au sourire carnassier, du côté de la place Venceslas. Ils les attendaient, désolés. L’appartement qu’ils leur avaient réservé n’était libre que le lendemain. Ils leur proposaient de passer la nuit dans un appartement provisoire. Cela n’avait aucune importance. Ils avaient garé la Sierra juste en bas dans la rue, sous un réverbère. L’appartement s’était révélé incroyable. Pas un objet, pas un meuble qui ne datait pas des années cinquante. On se serait cru au cinéma dans un film des frères Cohen. Il se dégageait de tout cela une infinie mélancolie. Ils se sentaient des visiteurs entrés dans un souvenir par effraction. Même les interrupteurs électriques en bakélite forçaient le respect. Un peu plus tard, ils étaient sortis, à la recherche d’un restaurant. Ils s’étaient laissés portés par le flot des passants  dans le dédales des ruelles sombres. La ville était emplie d’une sorte de rumeur, les voix de toute cette foule. Tout à coup, ils avaient débouchés sur la place de la vieille ville qui s’était ouverte devant eux sans prévenir. La rumeur s’était accrue. Les deux tours sombres de Notre Dame de Tyn se découpaient en noir sur le zinzolin de la nuit. Devant la Tour de l’horloge la foule s’était faite un peu plus compacte. Ils étaient restés figés sur place, ébahis. Ils avaient mangé des quenelles et de la viande en sauce dans une cave éclairée aux bougies après avoir fait le tour de la place.

 

Le lendemain un joli sabot de Denver ornait la roue avant droite de la Sierra : ils n'auraient pas cru que la modernité irait si bon train après la révolution de velours. On leur montra les locaux de la police qui se trouvaient dans une rue moins touristique, tout aussi ancienne mais pas retapée. Les immeubles lépreux et lézardés sentaient la pisse. Le "commissariat", indiqué par une toute petite plaque discrète se trouvait au quatrième sans ascenseur. On entrait comme dans un moulin. Pas de porte, des meubles branlants, les fonctionnaires désoeuvrés semblaient tous gras, suants et lents. L'odeur de bière se superposait à celle de la pisse. On les ignorait, personne ne voulait prendre l'initiative de s'embarrasser de touristes de l'Ouest manifestement en colère. Et puis, la communication, ajoutée à la mauvaise volonté posait un réel problème. On ne parlait que tchèque. Haltman essaya d'abord son anglais première langue sans le moindre succès comme si on n'avait même pas saisi que ce bruit produit par sa bouche était une langue, puis il essaya son russe seconde langue, ce qui contribua tout simplement à fermer plus hermétiquement les visages. Il savait que c'était la langue honnie. On se détourna d'eux. Renée qui avant une sainte horreur des langues étrangères et qui affirmait pouvoir se faire comprendre avec les mains dans le monde entier dessina la voiture dans l'air et le sabot de Denver comme elle put avec de grands sourires. On la regarda avec des yeux globuleux. Ils s'exaspérèrent. Haltman les traita de crétins en russe à la fois pour se défouler et les défier : on fit comme si on n'avait pas compris, pour bien montrer qu'on ne comprenait vraiment pas le russe, on resta bien globuleux. Haltman rassembla alors le peu d'allemand qu'il savait et un fonctionnaire lui montra des chiffres avec les doigts : le montant de la contravention qu'il fallait régler en Couronnes liquide. Haltman exhiba des Dollars qui furent acceptés à un taux de change usuraire. On leur remplit laborieusement un papier rose qui pouvait passer pour un reçu, puis au bout de quelques demi heures d'attente un homme leur montra de grosses clés et leur fit signe de le suivre. Il délivra la voiture et leur expliqua par gestes qu'il était interdit de se garer dans toute la vieille ville. Ca, ils avaient compris. Puis ils emménagèrent dans l'appartement qu'ils avaient réservé depuis Paris. En plein sur la Place de la Vieille Ville, au troisième étage d'un escalier vénérable, au fond d'une magnifique cour baroque. Rien que ça. Cela mit inexplicablement Renée de mauvaise humeur. Elle décida cependant de s'installer, défit ses valises et investit la salle de bain. Il y avait dans le salon un petit bureau anglais : elle y disposa son matériel de correspondance, rangea ses stylos dans un verre à dent et se mit à envoyer des cartes postales achetées en arrivant sur la place Venceslas. Elle ne mettait  pas le nez dehors dans la journée pour ne pas se mêler aux touristes. Elle ne sortait que le soir pour aller au restaurant, cernée par les australiens et les japonais.

 

Haltman ne tentait plus de l'entraîner à la découverte de la ville musée, elle qui pourtant avait une passion sans limite pour le Louvre et certains dessins de Fragonard, un peu trop exclusive sans doute. Toujours est-il qu'il partit seul à la recherche du café Arco de Franz Kafka où les touristes ne pullulaient pas, parcourut la ruelle d'Or à huit heures du matin, lui acheta une bague en or ornée de grenats place Venceslas, se perdit dans Hrabani et y dégotta une auberge adorable où elle refusa de se laisser emmener. Il la laissait tous les matins à sa correspondance et la retrouvait le soir, satisfaite, lui expliquant que Prague était la plus belle ville du monde, mais qu'elle y reviendrait en hiver, à Noël, avec sa fille. Ils allaient dîner comme des habitués au restaurant "Dvu Kotchu" au son d'un orchestre à corde désuet et il lui racontait sa journée. Un jour pourtant, il réussit à lui faire traverser le pont Charles et ils remontèrent la rue Karlova jusqu'au Château. Elle y passa au moins une heure à acheter des marionnettes à fils. Ils se disputèrent dans un café art nouveau de la place de la République. Elle lui rendit théâtralement sa bague. Il arriva cette chose incroyable. Il prit la bague aussi tranquillement qu'il put, canalisa sa rage dans ses mains tout en la regardant dans les yeux, serra la bague entre deux doigts et la laissa tomber irrémédiablement pliée en deux dans un cendrier. Il n'était sûrement pas réputé pour sa force et n'avait jamais entraîné ses doigts au delà de dix minutes par jour de Czerny, mais dans sa prime jeunesse seulement. Il ne revint pas lui-même du tour de force qu'il venait de réaliser. Cela le décontenança quelque peu, il se dit que les bagues en or tchèques ne valaient rien. Renée, interloquée, reprit la bague écrasée et la rangea dans son porte monnaie (plus tard, elle la ferait réparer par un bijoutier pour le prix de la bague elle même, mais elle dit qu'elle avait vu dans le geste incroyable de Haltman une sorte de signe du destin, lui de son côté s'essaya deux ou trois fois à tordre des bagues  même avec les deux mains sans y parvenir et y renonça à tout jamais, plutôt rassuré.) Ils quittèrent Prague un jour de pluie. A la frontière polonaise, Renée arrêta la Sierra pour qu'il puisse fouler enfin le bitume du pays de ses ancêtres. Il ne comprit pas son ironie. Il ouvrit la portière, posa le pied par terre sans descendre et lui demanda de repartir. Ils arrivèrent à Cracovie au soleil couchant, mourant de faim. La ville les subjugua. La Place du Grand Marché avait un côté oriental qui la ravit. Ils furent attirés par la Halle aux Draps comme par un aimant. Les échoppes, qui ne vendaient plus que les mêmes jeux d'échecs en bois tourné, fermaient les unes après les autres. On balayait. Haltman portait au revers de sa veste un vieux Pin's de Lénine qu'il avait acheté à des vendeurs punks sur le pont Charles en souvenir d'un voyage à Moscou dans les années soixantes, où il avait gravement échangé les mêmes pin's avec d'autres lycéens contre des stylos billes. Un homme aux yeux fiévreux le repéra et exhiba en vitupérant sa carte du parti qui ne valait plus rien. Ils se replièrent dans la rue qui menait au Château Royal. Les restaurants étaient bondés ou ne servaient plus. Ils trouvèrent une table dans un cave éclairée aux bougies, ce qui était décidément à la mode cette année-là en Europe centrale. La carte était pompeuse, mais il n'y avait pratiquement plus rien à manger. Seuls restaient quelques hors d'oeuvres. On leur servit un morceau de saindoux saupoudré de sel et du salami. Le lendemain ils étaient à nouveau à bord de la Sierra. La route dans la campagne jusqu'à Auschwitz était magnifique. Ils croisèrent des charrettes tirées par des chevaux et des maisons en bois entourées d'arbres fruitiers derrière des barrières. Après l'entrée et la visite du musée, la foule se dissipa. ils marchèrent seuls longuement le long de la voie ferrée et parmi les hautes herbes qui avaient envahi les anciens baraquements et les places d'appel. C'était une calme prairie, avec des fleurs des champs, sous le soleil d'été et les gazouillis des oiseaux. Au loin, dans un bosquet, les ruines du crématoire IV. Haltman y vola un caillou qui était un bout du mur écroulé et le garda dans sa poche. Ils retournèrent à Cracovie. Il suivit Renée qui erra un bon moment dans la Halle aux draps. Le lendemain ils étaient à nouveau à Prague, récupérèrent les bagages dans l'appartement de la place de la vielle ville et quittaient le pays. Ils étaient donc arrivés pratiquement à la nuit sur le Danube à la hauteur de Sankt Polten. L'Autriche se révélait un pays riche : ils mangèrent richement dans une gasthaus très chère et dormirent sans rêve dans des draps impeccables. Du coup Haltman aurait bien poussé vers Vienne qui était à une centaine de kilomètres. Renée refusa net, déclarant que l'Autriche était encore pire que l'Allemagne, ce qui était plutôt vrai en terme de prospérité apparente, mais Haltman pensait que la question n'était pas là. D'ailleurs il ne comprenait pas la question. Elle accepta tout juste d'aller marcher le long du fleuve à la nuit tombante. Il y avait un ponton qui avançait au-dessus des eaux. Haltman n'avait jamais vu une chose aussi belle. Devant les sommets des Alpes la nature ne lui avait pas semblé détenir autant de force ni de puissance. Le Danube, qui n'avait là rien de bleu, était sans aucun doute une sorte de dieu. C'était un glacier liquide. Ils restèrent muets de crainte et de respect. De toute façon ils n'auraient pas pu s'entendre, à cause du bruit du flot noir qui s'écoulait dans un fracas continu et inexorable. Il tomba amoureux du Danube comme Renée était tombée amoureuse de Prague sans pratiquement la voir. Sur l'instant, il se jura de retourner voir le fleuve couler quoiqu'il arrivât, même sans elle. Il ne le fit jamais.

 

 

 

 

 

IX- LE ROULEMENT

 

 

 

 

 

Les ordinateurs n’existaient pas en ces temps-là. Félix confectionnait la grille un ou deux jours avant. Il prenait une double page à petit carreau, la disposait dans le sens de la hauteur et y traçait à la règle et au crayon noir deux séries de quatre longues cases qui correspondaient aux semaines. A chaque fois, il y avait huit semaines. Il divisait chacune de ces cases en deux dans le sens de la largeur : les jours et les nuits. Puis, avec de petites barres verticales, il délimitait les sept jours de la semaine. Il notait soigneusement la date sous chaque case. Pas d’erreur possible. Chaque nouvelle grille était rigoureusement identique à la précédente (il n’ a jamais pensé à photocopier ses gabarits. Il aimait tout faire à la main). Il la collait dans une chemise de couleur qui variait tous les deux mois. Les chemises étaient toutes conservées dans le tiroir du bureau. On pouvait s’y référer à tout moment. Félix était un des inventeurs du roulement du 26 et de la répartition du temps de leur travail. Ca n’a l’air de rien, mais il faut un grand esprit de synthèse et une grande inventivité pour mettre au point cette mécanique qui ne doit jamais se gripper. On couvre le temps comme on couvre un toit : les tuiles doivent s’ajuster au mieux. Si elles se chevauchent trop, il finit par pleuvoir dans la maison. Au fil du temps, ils avaient acquis la certitude que le Vingt Six tenait toute son originalité du roulement de Félix et qu’on avait beau dire tout ce qu’on voulait sur le traitement de la crise et la psychothérapie communautaire, c’était le « roulement » qui avaient façonné le plus incontestable de leur pratique (de même qu'on pouvait dire que c'était les "factions" qui avaient façonné la pratique de l'asile, en partie.) Le jour du roulement, tous les deux mois, était un jour sacré. On ne peut pas dire mieux. C'était le jour où l'on ne faisait que remplir les petites cases de Félix. Aucun d’entre eux ne le manquait sauf événement grave ou vacances. On était encore au temps des trente neuf heures. Dans les usines, ou à l’hôpital, en ce temps-là, on faisait encore les trois huits. Il y avait l’équipe du matin, celle d’après midi et celle de nuit (la veille et la garde) et les gens passaient selon des procédures compliquées d’une équipe à l’autre pour se partager « équitablement » non seulement chacun des veilles et des gardes mais aussi les samedis et les dimanches(ce qui soit dit en passant n’est même plus le cas de nos jours : les équipes sont fixes, parfois pour des années) Il y a cent soixante huit heures dans une semaine. Sept fois vingt quatre. Chaque roulement était un cycle de huit semaines. Il y avait trois types de semaines : les semaines "lourdes" qui comptaient obligatoirement un jour de week-end, samedi ou dimanche et le vendredi soir (sans quoi personne ne l'aurait choisi...) et qui revenaient deux fois, les semaines "légères" qui ne comptaient pas de travail de week-end et qui revenaient elles aussi deux fois, et les semaines "dites hors astreinte" où l'on habitait pas la maison, qui revenaient quatre fois. les semaine "hors astreinte" étaient elles même de deux types (plus celle qui servait de vacances, si on y avait droit) : l'une était "légère", elle aussi et comptait environ quinze heures (les semaines lourdes comptant quarante huit heures d'"astreinte", il fallait bien compenser, car il n'était pas possible de "poser" des heures supplémentaires ou de nuit, qui étaient par ailleurs "forfaitisées" dans le salaire), l'autre était "lourde", comptait quarante heures réparties sur cinq jours et s'appelait la semaine de "Joker" : le "joker" assurait la continuité sur la semaine et les urgences, il était responsable de l'organisation générale de l'équipe sur la semaine, au plan matériel et clinique. C'était une sorte de capitaine de semaine qui pouvait faire, en plus le troisième quand ça bardait et ça bardait souvent. On sortait de là épuisé, perclus de responsabilités par dessus la tête. Etre « Joker » était une épreuve, c'était un peu le front. Les nouveaux ne faisaient pas le "joker" tout de suite, il y avait un baptême du feu. Puisque l'équipe se composait en principe de seize personnes, mais il y avait les maladies et les congés maternité, la fonction de « Joker » revenait à peu près une semaine tous les deux mois. C'était bien suffisant. Chacun pouvait placer ses semaines lourdes ou légères "en astreinte", quand il devait habiter la maison, ou "hors astreinte" quand il ne l'habitait pas, comme il l'entendait à condition de respecter la trame. Cela donnait une souplesse de travail que les nécessité d'occuper à deux la maison vingt quatre heures sur vingt quatre et 365 jours sur 365 n'auraient pas laissé présager. Il n'y avait ni secrétaire ni cuisinière ni femme de ménage : quand on était "d'astreinte", on faisait le ménage et à manger, avec ou sans les patients, souvent avec. Tout soigne, il n'y a pas de temps mort et la nuit on dort. Les semaines d'astreinte chacun devait habiter la maison un jour (de neuf heures à dix huit heures, seize heures) et une nuit ( de dix huit heures à neuf heures le lendemain,huit heures), pas forcément à la suite, ce n'était d'ailleurs pas recommandé. On pouvait théoriquement dormir la nuit, si les patients le permettaient, mais les urgences de l'hôpital pouvaient appeler à tout moments et ne s'en privaient pas.

 

 

 

 

 

X- UNE HISTOIRE A DORMIR DEBOUT

 

 

 

 

 

 

Ils n'étaient pas nés de l'Asile. Dans les années soixante dix il y avait eu "l'implantation préalable", un des dix commandements de la nouvelle psychiatrie de secteur (un autre avait été, par exemple, "la continuité des soins". Parler de continuité des soins, c'était, mine de rien, poser la question de l'enfermement, qui était en soi déjà une continuité, monstrueuse, certes mais une continuité tout de même. Cela voulait dire que s'il y avait un "ailleurs" à l'asile il ne fallait pas qu'il soit ni l'ailleurs de "la rue" ni celui de la mort. Ce qui obligeait à travailler sur ce "quoi d'autre que l'asile?") Philippe Paumel avait dit que la psychiatrie nouvelle ne pouvait que se pratiquer dos au mur et sans filet : ils aimaient bien cette expression : "dos au mur", dont le double sens ne leur échappait pas. Et puisqu'on tournait le dos aux murs, il ne restait plus qu'à travailler "sans filet" ce qui voulait surtout dire : sans attrape-fous. L'allusion aux trapézistes et aux funambules, à la précarité et à la modestie foncière de leur fonction les galvanisait. Faire "tout le contraire" de l'Asile, sans jamais caler sur l'éthique de l'Accueil ni celle du secteur : L'insensé n'existait pas (la folie, si) et nul ne devait être exclu en son nom. Le contraire commun à l'exclusion, à l'abandon, à la déréliction c'était l'Accueil. Toute psychiatrie digne de ce nom se devait de penser l'Accueil et de le pratiquer sans faille. C'est pourquoi ils avaient inventé le Vingt-six, lieu ordinaire et pas seulement hospitalier. (ils aimaient aussi beaucoup cette phrase de leur copain M.Béreau : "l'Accueil, c'est créer des espaces privés dans des lieux communs") Etre là pour être là, et pour rien d'autre, comme disait aussi Jean Oury, mais être là à tout moment, dans un lieu ménagé et non pas seulement aménagé, dans un lieu équipé mais surtout par une équipe. L'"implantation préalable" : dans les années soixante dix, il n'y avait pas besoin de préciser préalable à quoi, ni même ce qu'il s'agissait d'implanter préalablement. C'est de psychiatrie de secteur public qu'il s'agissait. Implanter des réseaux, des lieux d'écoute. Tout comme le révolutionnaire de Mao, le psychiatre de secteur se devait d'être dans le "peuple", comme "un poisson dans l'eau". Il devait se faire familier, offrir ses services, sa capacité de créer des liens, d'intervenir "en amont", toujours, celle de faire surgir "les potentialités soignantes du peuple" comme disait Bonnafé (encore un des commandements, plus tard on édulcora un peu la formule en remplaçant "peuple" par "population"...) de faire jouer le collectif. Implanter " les hommes avant les murs ", le lien avant l'exclusion, le "désaliénisme" avant l'hôpital, les lits. D'ailleurs, avait dit Bonnafé avec ce ton d'évidence péremptoire et faussement bonhomme qu'on lui connaissait, "les histoires de lits, en psychiatrie, c'était une histoire à dormir debout !" 

 

 

 

 

 

XI- LES TEXTES

 

 

 

 

 

 

Leur équipe n’était pas née de l'Asile. En 1972 Bonnafé s'était installé avec sa garde rapprochée dans un petit appartement du quartier de "la Poterie" d'où il avait pu lancer les opérations pour tester "l'implantation préalable » Haltman était arrivé dans le service en 1975 comme interne, avec la deuxième vague, dans le préfabriqué de "Montconseil", en haut de la colline. On s'était alors rapproché de l'hôpital général qui surplombait deux cent mètres plus bas, la rive gauche de la Seine. C'était la seconde partie du plan de Bonnafé : après l'investissement de la municipalité et des quartiers, en accord avec le maire, qui était un ami politique, on s'attaquait à l'hôpital général, qui était une autre paire de manche. Dormeil, comme beaucoup de petites cités ouvrières de l'époque, était une municipalité communiste. En ville, la psychiatrie publique avait eu toute latitude : on avait multiplié le contacts réguliers avec les écoles, les crèches les centres de PMI, les maisons de jeunes, les services d'action sociale et les bibliothèques municipales. L'hôpital était dirigé par un ancien militaire d'opérette qui ne comprenait rien au don de soi militant, et par un jeune anesthésiste, futur président (à vie) de la CMC, déjà mandarin dans l'âme, qui avait succédé à un chirurgien du XIXème siècle, docteur des pauvres adoré de toute la ville, et une mère supérieure en cornette qui dirigeait des escadrons mixtes d'infirmières et bonne sœurs. Il s'agissait maintenant d'investir ce qui constituait le noyau dur de la pratique et se colleter avec la réalité la plus crue de la folie, sa face médicale. Bonnafé, malgré ses enthousiasmes surréalistes de jeunesse et ses courageux engagements dans la résistance était au fond resté très proche de la médecine et de la notabilité. Il fréquenta avec assiduité les centres de commandement de la machine hospitalière. Il ne manqua pas un arrosage, un départ à la retraite, ou une promotion. Il ne manqua aucune des réunions de la CMC. l'histoire ne le dit pas vraiment, mais il n'est pas sûr que ce ne soit pas le jeune anesthésiste qui séduisit le vieux chef sioux et se le mit dans sa poche. Bonnafé comprit en tout cas qu'il ne pourrait rien faire sans lui. La psychiatrie n'était alors pas respectée par la médecine, pas plus que trente ans plus tôt, pas plus qu'aujourd'hui et probablement pas par le jeune anesthésiste qui y vit pourtant un créneau qui le démarquerait des autres et un argument pour faire construire son nouvel hôpital. Un peu plus tard il deviendrait, par le jeu du progrès médical et d'une embellie passagère de la fonction publique hospitalière, anesthésiste réanimateur, puis réanimateur tout court. Il se considéra, devenu grand sachem à son tour, comme le "protecteur" de la psychiatrie de secteur dont il parla, après le départ de Bonnafé en citant ses conversations privées avec lui. En réalité, il se fichait de la psychiatrie elle même, fut-elle de secteur comme d'une guigne et il n'y avait jamais rien compris (Bonnafé l'avait toujours su, mais cela resta un secret politique) En tout cas, cette pseudo amitié et le soutien du maire de la ville qui était aussi député, conseiller général et président du conseil d'administration, ce qui aide, fut une chance pour la psychiatrie de secteur à Dormeil. Dans le même temps, ou presque, une circulaire ministérielle, la fameuse et révérée "circulaire de 60" ordonnait aux frileuses équipes asilaires d'aller se dégourdir dans la vraie vie. On créait des "antennes" urbaines, à dimensions forcément plus humaines, issues des grands hôpitaux du renfermement. Bonnafé n'avait d'ailleurs pas de mots assez durs pour fustiger ces "postes avancés". Un des grands morceaux de son florilège était l'histoire de la Mante religieuse. Il comparait ces antennes à celle d'une énorme mante religieuse dont le corps monstrueux était l'asile. Il considérait que ces antennes, rapidement coupées d'une base immobile et masticatoire ne pouvaient au mieux que vivoter frileusement, cernées par le monde, elles aussi dans l'ignorance de la vraie vie et au pire se replier au sein de la maison mère. Il fallait donc inverser le processus : commencer par la vitalité des postes avancés et établir un réseau suffisant pour que l'hôpital en fasse lui aussi partie d'une manière vivante, à dimension humaine, à sa place et pas plus, sans tout dévorer inexorablement. C'est ce qu'il avait fait à Dormeil. "Les hommes avant les murs" comme avait dit un titre du journal "l'Humanité" qui chapeautait une de ses interviews ; Ils n'étaient donc pas nés de l'Asile. En toute logique, on attendait les murs. Et c'est là que les choses se mirent à clocher. Bonnafé lui-même avait prévu la fin du préalable. L'implantation se devait d'avoir une fin et sa conclusion, pour ne pas dire son apothéose devait être la création raisonnée et "réflexive" de lits d'hospitalisation, en petit nombre. Pour lui, 60 lits était un nombre suffisamment petit. Pour certains de ses collaborateurs qui n'avaient jamais connu l'Asile, c'était dix mille fois trop. La perspective n'était pas pour eux de sortir de l'Asile mais surtout de ne jamais y entrer. Il y a une part irréductible de la psychiatrie qui ne peut être que violence. Réduire cette violence au plus juste est une tache éthique énorme. Bonnafé savait bien, élève de De Clérambault, qu'il est impossible de la supprimer totalement et que donc, se passer d'un lieu contenant ou affirmer que la psychiatrie pouvait être faite sans,  relevait de l'imposture. Ils préféraient encore que les hôpitaux voisins continuent de faire le travail salissant à leur place, ce que les hôpitaux voisins toléraient de plus en plus mal, d'ailleurs, en plus de se faire traiter d'asiles. Ce fut ce qu'on appelait en ces temps là une erreur historique. Il y eut un rude combat entre le toujours jeune vieux sioux plein d'espoir, qui voulait des lendemains qui chantent et ses jeunes futurs vieux sachems, pleins de mauvaise foi, qui voulaient continuer de fumer tranquillement leurs calumets. Contrairement à toute attente, mais pas tant que ça, (l'hôpital manquait de sous, les effets du choc pétrolier de 73 commençaient à se faire sentir, etc.) ce fut eux qui gagnèrent. Bonnafé ne décoléra pas. Il avait nourri sous lui des traîtres : on ne refaisait pas les enfants des petits bourgeois, disait-il, lui qui était un fils de grand bourgeois. Du coup, il prit sa retraite sans demander à être prolongé comme il en avait le droit. Il ne voulu plus de ne jamais être prophète en son pays. Il s'enferma dans sa belle maison de La Ville-du-Bois et on commença à venir le consulter comme un Oracle, lui qui se considérait comme battu par ses propres troupes. Il découvrit le "formidable intérêt" des ordinateurs, acheta l'un des premiers traitements de texte, resta fidèle toute sa vie à Windows 3.1, rédigea ses mémoires et surtout édita ses fameux "textes", qui tenaient sur deux ou trois pages et qu'il distribuait lui-même comme des prospectus de peur de ne jamais être publié. Ce qui ne fut, bien sûr, pas du tout le cas. Il existe maintenant, réunis grâce au traitement de texte à pédale du vieux sioux, plusieurs gros livres de recueils et certains sont encore en préparation. Les "textes" de Bonnafé son inépuisables. Bonnafé écrivait beaucoup plus mal qu'il ne parlait (c'était un orateur hors pair, il avait la voix chaude et chantante que confère les origines méridionales), mais on retrouvait dans les "textes" tout ce qu'il avait dit. Les "textes" de Bonnafé, c'était comme les proverbes. Il y en avait toujours un qui s'appliquait à la situation.

 

 

 

 

 

 

XII- LIEU

 

 

 

 

 

 

Haltman disait souvent : "Si c'est pour aboutir en fin de course à un refus de tout lit d'hospitalisation au nom de la lutte contre l'asile, l'implantation préalable est une imposture, et rien d'autre. Maintenir coûte que coûte la grande souffrance à l'extérieur de notre enceinte c'est refuser, au fond, de s'y colleter. Si nous n'organisons pas nous-mêmes nos lieux d'accueil pour la folie, nous agissons avec une mauvaise foi pire que l'asile qui est le degré zéro de l'accueil." Et jacques, le théoricien du groupe ajoutait : "Il est possible que l'hospitalisation soit le point de fuite de la psychiatrie de secteur. On peut concevoir un secteur idéal sans lits, mais c'est un idéal probablement inatteignable, même asymptotiquement. Sans espace de paix possible, sans lieu d'accueil pour la folie, on risque de retourner l'enfermement comme un doigt de gant. La question n'est pas celle du lieu où tel ou tel se tient, mais de sa possibilité de circulation entre tel ou tel lieu. Il faut tendre le plus possible à remplacer les "lieux" par le "lien", mais tout lien a une origine, donc un "lieu"."

 

 

 

 

 

 

 

 

XIII – JEU DE L’OIE

 

 

 

 

 

 

 

Jacques citait souvent ce passage de Michel Serres qui distingue six figures de l'espace individuel : le pont, le puits, le labyrinthe, l'hôtel, la prison et la mort. figures du jeu de l'Oie : "Le pont est un chemin qui connecte deux berges ou qui rend une discontinuité continue. Ou qui franchit une fracture. Ou qui recoud une fêlure. La communication était coupée, le pont la rétablit, vertigineusement. Le puits est un trou dans l'espace, une déchirure locale dans la variété. Il peut déconnecter un parcours qui y passe, et le voyageur tombe, la chute du vecteur, mais il peut connecter des variétés qui seraient empilées. Des feuilles, des feuillets, des formations géologiques. Le pont est paradoxal, il connecte le déconnecté. Le puits l'est plus encore, il déconnecte le déconnecté, mais il connecte aussi le déconnecté. L'astronome  y tombe, la vérité en sort. Le dragon assassin y habite mais on y puise l'eau de l’immortalité. Tante Dide la folle y jette la clé, entendez  bien la clé du texte, mais il renferme tous les germes. Le puits de la mine germine, et il se nomme Germinal. Et tout à coup je parle à plusieurs voix, je ne sais plus marquer la limite entre le récit, le mythe, et la science."

 

 

 

 

 

 

XIV- LES PIERRES

 

 

 

 

 

 

 

Fernando secrète les pierres. En plus des glandes salivaires, il possède des glandes minérales qui lui font pousser des galets dans la cavité buccale, bien qu'ils lui occasionnent des difficultés d’articulation, il ne leur donne  que quand ils sont arrivés à maturité, un par un. Il pense que les bijoux des femmes envoient des ondes. Il connaît la vérité sur chacun d'eux : nous nous trompons sur nous même, mais ce n'est pas de notre faute. Lui seul connaît leur vrai prénom, leur âge véritable. Il est le chef d'une grande famille, ils sont tous des frères, des sœurs, des pères, des mères, des oncles ou des cousins. Il recompose une généalogie complexe où chacun d'entre eux a sa place. Madame Rivière, qu'ils accueillent depuis quelques semaines, est par exemple sa "quatrième mère véritable" après sa conception sur la lune, mais peut-être est-il aussi bien le fils parthénogénétique de son grand-père maternel Fernando, il a fallu plus d'un ventre pour mener à bien sa gestation. Il leur explique ainsi comment il a eu plusieurs mères successives, comment il a glissé d'un utérus à l'autre, en autant de naissances passagères, pour échouer, seulement quelques jours avant son expulsion définitive dans la matrice de Linda, la sorcière qui se prétend sa mère unique. Mais il pourrait aussi bien être l'immaculée conception ou s'être auto-engendré avec une pierre. Il n'est pas sûr d'avoir été engendré par un être vivant (une chose minérale, un sexe de pierre, un Golem), ce qui explique les utérus d'emprunt car en cette matière les mères sont bien incertaines, d'ailleurs il a pratiqué l'inceste avec beaucoup d'entre elles dont certaines sont aussi ses sœurs. C'est ainsi qu'il est leur père à tous et qu'il est le père de ses ancêtres. Rien de plus sûr pour renier son soit disant père, Mario, bandit violent, alcoolique pervers, mari de Linda et violeur de ses propres filles. Comme il n'est le fils d'aucun humain, les objets quotidiens perdent leur statut d'objet et prennent vie comme les cartes à jouer d'Alice au Pays des Merveilles. Il ingurgite des mixtures incroyables au risque de s'empoisonner, il communique avec les ampoules électriques et les chaises, mange de la paille, avale du papier, des billes ou des vis, porte un anneau dans la narine qui est l'inverse des lunettes d'Haltman et qui prouve qu'il doit faire l'amour avec sa sœur puisqu'il est son père à elle.

 

 

 

 

 

 

XV – MARY BARNES

 

 

 

 

 

 

Dans les années soixante-dix les livres de Laing et Cooper avaient été pour la génération de Jacques et Haltman de vrais livres de chevet. le film "Family life" de Kenneth Loach qui en était directement inspiré les avait bouleversé et littéralement hanté durant des années. À cette époque, ils lisaient l'histoire de la folie de Michel Foucault (dans la collection 10/18, abrégée, à la couverture criarde, ce n'est que bien plus tard qu'ils avaient lu la version intégrale de chez Gallimard qui est restée très longtemps épuisée) et les " murs de l'asile" de Roger Gentis (dans la "petite collection Maspero" toute blanche.) Roger Gentis, avec son langage de tous les jours impressionnait Haltman. Il l'avait rencontré un peu plus tard, sans le chercher, à Moisselles où les hasards du choix de stage des étudiants hospitaliers l'avaient envoyé, quand il venait rendre visite à sa copine qui était infirmière dans le service de Jean Ayme : Ils se retrouvaient tous, "vieux" et jeunes, médecins et infirmiers,chefs et étudiants, à refaire la psychiatrie dans la bibliothèque si belle de cet hôpital de banlieue (en fait, elle n'avait rien de beau, c'était un baraquement banal, mais il se souvenait de la lumière dorée qui jouait avec les rayonnages, ils se souvenait de la ferveur de ces assemblées et se demandait la gorge nouée de nostalgie où étaient donc passées les bibliothèques feutrées des hôpitaux d'antan) Il lisait aussi "l'introduction du changement à l'hôpital psychiatrique" de Gérard Majastre, un gros bouquin sérieux, qui parlait précisément de Moisselles. C'était en 1972. Il avait 22 ans. Il lisait aussi "Mary Barnes, un voyage à travers la folie", livre à quatre mains où Mary Barnes et son thérapeute, Joe Berk, racontaient la vie quotidienne à Kingsley Hall (il se souvenait qu'ils racontaient que Kingsley Hall était un lieu vraiment à la mode et que tout un tas de célébrités venaient y passer des soirées, puisque c'était  totalement ouvert, il se souvenait particulièrement de Sean Connery, James Bond lui-même) et racontaient aussi comment Mary était sortie de sa folie le jour où Ronald Laing, contemplant un mur qu'elle avait barbouillé de sa propre merde avait déclaré simplement que ça manquait de couleur, ce qui avait déclenché sa vocation pour la peinture et la fin de son "voyage". Toujours est-il que la scène suivante se passe une quinzaine d'années plus tard, au début de l'été, Mary Barnes est assise dans un jardin, à Dormeil, celui du 26. C'est elle en chair et en os. Freud lui-même ou plutôt "l'homme aux loups" qui était encore vivant à l'époque ne l'aurait pas plus impressionné, étrangement banale et anglaise. Elle a déjeuné là (il se souvient du menu, cuisiné par Danièle : rôti de lotte au Haddock à la crème et à la moutarde de Meaux) Abraham Segall, était allé la chercher à Londres, probablement pour la faire dialoguer avec un protagoniste du film qu'il tournait à ce moment sur le 26. Il l'avait installée avec Francis Lapoule dans le petit jardin du centre de crise et finalement n'avait pas tourné la scène, on ne sait plus pourquoi. Haltman se souvenait de Mary Barnes et de sa robe à fleurs, de son air gentil et un peu hébété, de sa façon très "anglaise" de parler anglais et du cadeau qu'elle leur avait fait : un tableau, bien évidemment, où on ne distingue pas grand-chose, une masse de bleu outremer très sombre, avec des traînées de pinceau enfiévrées, un peu de blanc bleuté vers le haut, qui semble figurer une vague. Le titre le confirme, écrit de la main même du peintre avec la signature,  au dos du carton toilé : "Rough Sea", ce qui peut se traduire par le "mauvais" jeu de mot : "mauvaise mer". C'est, il faut l'avouer une très mauvaise peinture. Les membres de l'équipe du Vingt-six qui n'avaient pas lu "Un voyage à travers la folie" douze ans plus tôt, ne pouvaient comprendre l'acharnement que certains d'entre eux, mais surtout Haltman, eurent à exposer respectueusement la croûte dans le bureau du centre de crise. Ils disaient, et avaient raison, que c'était "à dégueuler", ce qui correspondait probablement assez à l'intention du peintre. Comme on  s'obstinait tous les jours pratiquement à  retourner le chef d'œuvre face contre le mur mais sans jamais le faire disparaître, pour lui montrer que sa dévotion, malgré son manque absolu de sens critique, était en quelque sorte respectée, il a fini un jour par le voler, persuadé qu'il aurait fini aux ordures qui étaient sa destination logique. Il pensait ainsi  préserver un souvenir inaltérable de la grande époque de l'anti-psychiatrie anglaise et mondiale.  Il l'a suivi dans ses nombreux déménagements et Haltman ne s'est jamais résolu à l'accrocher à une place digne de lui sans être lui-même pris des nausées mentionnées plus haut.

 

 

 

 

 

XVI – UN ETE CERTAIN

 

 

 

 

 

 

 

Un été certain

Sur herbes allongé

Ciel regardais bleu

Et oiseaux passer

Brise légère était

Allaient mes pensées

Vers une femme aimée

En certain passé

Rencontrée l'avais

En mois de Juillet

Etait dans un square

Réverbère posé

Discuté avions

Jusqu'au soir passé

Et puis tendrement

L'avais courtisée

Etais fasciné

De tant l'amourer

D'un amour si fort

D'un amour si grand

D'un amour si fort

Et puis si puissant

Un été certain

Sur herbe allongé

Ciel regardai bleu

Et oiseaux passer

 

Victor, l'auteur de ce très beau poème, n'a rien d'un poète professionnel, encore moins d'un poète amateur. Jacques et Renée auraient pu jurer que c'est même le seul poème qu'il ait jamais écrit de sa vie. Victor, on pouvait le croiser   dans les couloirs de Frescobaldi. Il y est hospitalisé depuis l'ouverture, il a passé de longs moments à Pierre Marie Dupont, au 26, à Serge Leclair il n'arrivait pas à vivre dehors, il fallait toujours le ramener. D'ailleurs il n'était bien qu'à l'hôpital, sinon il buvait comme un trou, fumait du crack et toutes les saloperies qu'il pouvait trouver, devenait très méchant, il faisait terriblement peur, mais ils n'ont jamais cru vraiment qu'il pourrait tuer. C'est au 26 qu'ils l'avaient d'abord rencontré. Il avait à peine vingt ans. Une fois de plus, il avait été mis dehors de chez lui. Il vivait déjà presque dehors, a vrai dire, une sorte de sauvage. Beau comme un dieu. On pouvait le rencontrer torse nu au milieu des rues, bandeau dans les cheveux à la Voyage au Bout de l’Enfer. Mais à cette époque là, il avait encore des copains, d’école, de quartier. Ils étaient inquiets pour lui. Il squattait chez les uns chez les autres, vidait les frigos, se frittait avec les parents, se faisait foutre à la porte non sans opposer une résistance qui n’arrangeait pas sa réputation dans le secteur. Il volait (ou, plutôt, il se servait ostensiblement) à l’étalage pour se nourrir, finissait par dormir dans les caves et se bagarrait avec les gardiens de HLM. La police s’en mêlait parfois sans beaucoup d’enthousiasme. Un jour, quelques uns de ses copains comprirent que ça ne tournait pas très rond dans sa tête et l'amenèrent au 26. Il était complètement éclaté, plutôt  inquiétant mais pas menaçant. Bien sûr, il commença par vider le réfrigérateur, à se goinfrer comme s’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours, ce qui était  le cas, étonné de ne pas avoir à taper sur qui l’en aurait empêché. Puis, tandis qu'on lui faisait visiter les lieux, il parla musique, défonce  et bonnes bitures. Au sous sol, près du congélateur buffet qui regorgeait de victuailles, après une longue conversation avec Renée, il accepta un séjour parmi eux, ayant jugé qu'ils étaient assez cools et qu'il était temps de se poser un peu. Au début, cela se passa plutôt bien, il accepta un minimum de règles à partir du moment où ils lui offraient le frigo et le congelo. Il taxait ses clopes et grattait un peu la guitare. Il avait des airs  de Tarzan tout juste ramené à la civilisation. Parfois il prenait la balustrade de l'escalier pour une liane ou donnait des coups de patte familiers et presque affectueux. Il  montrait sa force et sa souplesse de jeune lion. Il parlait peu ou par phrases très courtes, ne demandait pas, prenait. En fait, ses demandes étaient des ordres, il les formulait pour la forme, simplement prêt à se battre à mort pour sa survie. Mais il était aussi capable d'une tendresse de môme, d'attachements immédiats et d'enthousiasmes exagérés. Petit à petit, avec lui et sa famille, sa grand-mère surtout, ils refirent le puzzle d'une histoire terrible. Sa mère avait été chassée de chez ses parents, il avait été conçu dans la rue, dans le caniveau. Au hasard d'une passe. c'était une fille avec le diable dans le corps, une fille de mauvaise vie, irrécupérable, qui se prostituait et ne savait rien faire d'autre que boire et coucher avec tout le monde, selon la grand-mère. On lui avait arraché Victor tout petit, au moment où elle sombrait dans un état qui aurait  risqué de le faire mourir de mauvais traitements à enfant. On avait réussi, on ne sait comment, à ne pas trop  mêler la DDASS à tout ça, même qu'elle avait peut-être trouvé que c'était une bonne idée, la DDASS, en tout cas Victor avait été adopté par ses grands parents. Le nom de la mère était devenu imprononçable à la maison, Dès la rupture, le grand père l'avait  maudite et considéré comme  morte. Ce qui n'était pas vrai en réalité, puisque des légendes courent encore que Victor pourrait la rencontrer dans les bouges de Dormeil ou elle continue de survivre et de se délabrer. Selon ces mêmes légendes, Victor ne saurait absolument rien de sa mère, il devrait croire qu'elle est morte. Et il n'en parle jamais.  Il respecte le secret de Polichinelle, il s'y conforme. Pour lui, sa mère, effectivement, c'est sa grand-mère. Il ne porte pas le nom de son père, déclaré inconnu, mais celui de son grand père maternel. Nous apprîmes aussi pourquoi il ne pouvait plus vivre avec eux. Ses grands parents l'avaient confisqué à sa mère, prostituée peut-être toujours en exercice, et qu'il ne connaît même pas, et il était devenu le souffre douleur de son oncle (le premier fils de sa grand mère) qui l'avait pris en grippe parce qu'il lui volait sa propre mère. Ca avait été l'oncle ou lui, il n'y avait pas eu de place pour deux, ils se seraient entretués pour l'amour de la grand-mère. Les scènes de violence terrorisaient le quartier. Le grand père sortait le fusil et tirait dans le tas en ratant la cible parce qu'il était trop bourré. Le plus fou des deux c'était l'oncle : tellement fou qu'il a finalement réussi à éjecter son neveu et garder sa mère pour lui tout seul. Jacques et Maurice avaient demandé à le rencontrer. Il s’était pointé un jour qui n’était pas celui du rendez-vous, énorme malabar moustachu au crâne déjà très dégarni, il avait échangé trois mots froids avec un Victor déjà prêt à se battre, il leur avait collé une frousse bleue à tous et était reparti en disant que tout était bien comme ça, que nous nous occupions très bien de Victor, qu’il valait mieux « pour tout le monde » que Victor ne retourne pas à la maison. Seulement Victor ne l’entendait pas de cette manière. Souvent il faisait de petites escapades chez sa grand-mère, sans grandes conséquences mais qui entretenaient très bien la tension dans la famille. La grand-mère, elle,  aimait bien Victor mais il était évident que son grand amour, l’amour de sa vie, était son fils et qu’il valait mieux « pour tout le monde » que le petit fils reste éloigné. Pendant ce temps là, les choses commencèrent à se dégrader, comme prévu. Certains soirs on voyait Victor revenir d’une virée et monter l’escalier du vingt six tout droit jusqu’à sa chambre. Il s’était enivré à mort : on le retrouvait sur son lit baignant dans un océan de dégueulis. Et puis, on commença à moins supporter ses façons de se servir avant tout le monde, de vider les plats, de se goinfrer devant le frigo, d’écraser ses cigarettes n’importe où, de répondre « ta gueule » à la moindre observation. Pas qu’il soit devenu plus agressif, ou moins attachant, il arrivait même à nouer de bonnes relations avec d’autres jeunes patients. Il vécu deux ou trois petites bluettes plutôt sympathiques avec de jeunes patientes. Il ne se comportait ni mieux ni plus mal qu’un autre avec ses soignants, prenait aussi volontiers son traitement que les joints qui passaient par là. Bref, il se comportait avec eux comme avec sa grand mère et ils étaient, à leur grande surprise, beaucoup moins tolérants. Après quelques semaines de ce régime, ils se mirent en quête d’une autre solution, à moyen terme comme on dit. Puisque Victor semblait tenir à la vie de famille, ils eurent la folle idée de lui en trouver une, un peu plus vraie que leur fausse vraie famille à eux et un peu moins violente que sa vraie fausse famille à lui. Une fausse famille professionnelle, une famille d’accueil. ll n’opposa aucune objection, trouva même l’idée plutôt « cool », sentant confusément qu’il valait mieux faire profil bas. Il prit donc le train un matin accompagné de Caroline pour aller partager un temps, à l’essai, la vie d’une famille de l’Ouest de la France. L’essai ne fut pas long. On leur téléphona au bout de deux ou trois semaines pour  leur demander de revenir chercher Victor de toute urgence : il avait envoyé son poing dans la figure du petit garçon de la famille, âgé de neuf ans, sans prévenir. Ce ne fut qu'une fois l'acte commis, que leur erreur leur sauta aux yeux : toute famille, pour Victor était  lieu de violence qui le renvoyait à la sienne. Il passa encore un moment au vingt six mais le cœur n'y était  plus. Ils étaient une trop fausse famille. Il revenait de plus en plus souvent ivre, quand il ne découchait pas des semaines entières, se pointant juste pour les repas ou les frigos. Il tenta de pathétiques retours chez ses grands parents, quelques uns réussirent mais la plupart furent catastrophiques. On filait droit vers le placement d'office. son dernier passage au vingt six fut désastreux : un soir, alors qu'on ne l'avait pas vu depuis des semaines il passa en coup de vent et frappa au visage, sans raison, comme le petit garçon de Vendée, Armand qui téléphonait dans le bureau. Il s'enfuit avant que quiconque put intervenir. Il avait brûlé ses derniers vaisseaux. A quelques temps de là, le placement d'office fut prononcé lors d'une crise de violence encore plus violente que les autres. Dans la maison familiale le champ était devenu définitivement libre pour l'oncle. A l'hôpital, ou il resta de longs mois, Victor refusa obstinément de les revoir. Ils ne surent jamais vraiment pourquoi : soit parce qu'il avait trouvé là, dans l'enfermement, quelque chose qui comblait une brèche au fond de lui et redoutait qu'ils l'en privent, soit parce qu'il leur en voulait de ne pas avoir su le garder avec eux, soit les deux. Il ne sortait qu'en fuguant pour aller se saouler ou se shooter et revenait de lui même se faire mettre en chambre d'isolement comme punition jusqu'à la fugue suivante. A la fin, il ne fut même plus puni et il finit par se faire oublier, sombrant dans une apathie terrifiante dont le traitement neuroleptique n'était pas la seule cause. Un jour il s'était enfui. Du moins, il avait passé la porte sans revenir. Ils n'avaient plus entendu parler de lui pendant un an malgré les avis de recherche. Puis on leur avait renvoyé : il avait été hospitalisé en HO a Grenoble et avait refusé de donner son nom. Ils avaient mis tout ce temps pour trouver sa véritable identité.  Et puis, petit à petit, comme ils ne se résolvaient pas à le laisser croupir à l’hôpital, et qu'il acceptait à nouveau de jouer à peu près le jeu, après de longues négociations, ils commencèrent à croire ou faire semblant de croire à une sortie possible. C'était déjà plusieurs années après leur première rencontre, son front commençait lui aussi à se dégarnir, mais il conservait sa crinière léonine et sa forme physique. On lui trouva un studio dans une maison du quai Bourgoing. Au début, tout se passa à peu près bien, pas plus mal en tout cas que pour d'autres "patients difficiles", mais rapidement la situation leur échappa à nouveau. Il n'avait plus aucun lien social, ses amis l'avaient abandonné depuis longtemps, le grand père était mort et l'oncle régnait sur la grand-mère et la maison presque vide de Moulin-Galant. On commença à le revoir torse nu au milieu des rues, amaigri et fou, se moquant des voitures, persuadé de son invulnérabilité. Il n'était plus du tout agressif, venait les voir, acceptait leurs visites, venait se faire faire ses injections retard, mais se mettait en danger à tout moment. Il se prétendait Prince d'Egypte, lui qui n'avait jamais déliré, et se disait à la recherche de son unique amour, une princesse des temps anciens. Il s'était inventé tout un monde de cinéma de série B et de bandes dessinées. Il nous jouait, littéralement le jeu du doux dingue et on avait du mal à y croire. Il nous montrait que toute tentative pour le rendre autonome serait vouée à l'échec. Haltman se souvenait d'une visite chez lui : un lit dans le noir de volets jamais ouverts, aucun autre meuble, pas même une chaise, des habits roulés en boule et une incroyable odeur de bouc. Il acceptait très facilement de retourner à l'hôpital pour des périodes de "réajustement du traitement", trop facilement. A la fin, ils n'y croyaient plus, il manqua de se faire renverser plusieurs fois, il faisait peur aux petits enfants. Et ils comprirent, pas du tout fiers d'eux, qu’il préférait rester à l'hôpital, quitte à reprendre ses fugues régulières. Il y resta. Il atteignit l'âge de trente cinq, trente six ans, il fut bouffi par les neuroleptiques, la calvitie  remplaça ses longs cheveux blonds bouclés. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à son oncle abhorré. Toujours est-il qu'un beau jour, Renée fit parvenir à Haltman ce poème tapé à la machine parmi d'autres textes destinés à faire partie d'un recueil de l’atelier d'écriture. C'est de loin le plus  beau texte de tout le tas. On lui fait deviner l'auteur. Il donne sa langue au chat : Victor. Incroyable. Lui qui n'était même pas capable d'aligner deux phrases, même pour parler. D'ailleurs il n'a jamais fréquenté l'atelier d'écriture, personne n'aurait même pensé à le lui suggérer. Un jour il est venu et a laissé ce poème, c'est tout, et il est reparti. Il n'est jamais revenu. Il est toujours à Frescobaldi, entre deux fugues...

 

Un été certain

Sur herbes allongé

Ciel regardais bleu

Et oiseaux passer

Brise légère était

Allaient mes pensées

Vers une femme aimée

En certain passé

Rencontrée l'avais

En mois de Juillet

Etait dans un square

Réverbère posé

Discuté avions

Jusqu'au soir passé

Et puis tendrement

L'avais courtisée

Etais fasciné

De tant l'amourer

D'un amour si fort

D'un amour si grand

D'un amour si fort

Et puis si puissant

Un été certain

Sur herbe allongé

Ciel regardai bleu

Et oiseaux passer

 

 

 

 

 

 

XVII – CATHY

 

 

 

 

 

 

Cathy, Catherine. On ne l’a jamais appelée Catherine, pensait-il se souvenir. Pas même ses parents ou ses nombreux frères, sœurs, demi-frères et demi-soeurs. Cathy, elle s’était appelée Cathy de tout temps, jamais Catherine. C’était la fille de notables d’une petite ville de Sud Ouest. Elle avait d'abord connu un malheur presque ordinaire. Elle avait vécu un grand amour avec son prof d’anglais, marié et père d'enfants, était tombée enceinte, il n’avait pas voulu de l’enfant et elle s’était enfuie à Dormeil, là où habitait son père, dentiste, qui avait quitté depuis longtemps sa pharmacienne de femme, pour accoucher d’Ivan qui avait seize ans de moins qu’elle. Elle n’a plus jamais revu le père d’Ivan, bien qu'elle fut restée amoureuse de lui de nombreuses années. Quand Bonnafé a ouvert son école d’infirmière pour former des infirmiers désaliénistes, l’une de ses idées utopiques de génie, ne jamais partir de l'ancien, créer une génération de soignants toute neuve, vierge de tout réflexe asilaire, elle a été dans les premières à s’y inscrire sur les conseils de son père, communiste local, on trouve de tout chez les dentistes, qui connaissait Bonnafé et lui avait en quelque sorte confié sa fille, avec Félix, l’autre Cathy, Cédric, François et assez peu d’autres, à vrai dire. L’école d’infirmières désaliéniste de Dormeil n’ayant formé qu’une seule génération d’élèves, pour des raisons obscures mais certainement financières. Mais quelle génération. Patience, c'est une terrible histoire. C’était une sacrée drôle de fille, Cathy. Belle comme la douleur, belle comme la vie. On ne pouvait pas ne pas tomber amoureux d’elle. Elle était comme les  filles des chansons de Brassens. La première fois qu’Haltman l’avait aperçue,  dans les années soixante dix, c’était dans le préfabriqué des « Mozards ». Elle avait à peine vingt ans. Elle était élève infirmière et lui, élève médecin. Il ne faisait pas de la psychiatrie pour la première fois mais presque. Elle, pareil. Ils assistaient ensemble aux consultations d’Antoine Bésirien qui était un interne de Bonnafé expérimenté. Elle ne parlait jamais pour ne rien dire. On la sentait grave, douloureuse mais forte en même temps. Et il était tombé amoureux d’elle, évidemment. Elle lui avait tranquillement expliqué qu’il n’était pas le seul, elle ne savait pas ce qu’elle avait fait aux hommes, et l'avait éconduit très gentiment. Il ne se passa donc jamais rien entre eux, malgré le grand désir qu’en aurait eu Haltman et peut-être celui de ses autres amoureux. A cette époque elle avait décidé de rester absolument seule. Plus tard, elle rencontrerait Florent et il n’y aurait plus de place pour d’autres, mais, patience, c’est une autre histoire, encore plus terrible. Elle ressemblait exactement à la Juliette Gréco de Saint germain des prés, mais en beaucoup plus jolie. Toujours en noir. Les lourds cheveux de jais sur les épaules. Jamais un sourire ou alors ironique ou même dérisoire, le plus souvent. Seul son regard n’était pas sombre. Mais quel regard, d’une franchise qui pouvait faire peur. Elle avait ces yeux pour lesquels on se damne. Haltman quitta une première fois Dormeil pour se former un peu ailleurs et faire son service militaire comme psychiatre dans le service de santé. C’était le temps des comités de soldats. Il passa un an dans un hôpital militaire de province à visiter les caves à vin et réformer le plus de gauchistes possible. Puis il revint à Dormeil. Deux ans et demi plus tard, il retrouva toute la petite bande, les poussins de Bonnafé et de madame Bonnafé sa femme qui était la surveillante. Haltman avait pris du galon, pour ainsi dire. Il n’était plus élève, mais Interne. On lui confia un sous-secteur, une unité de proximité encore plus au plus près de la population. Cathy était toujours là, elle avait beaucoup appris en son absence, elle était devenue un pilier de l’équipe. Elle était encore plus belle qu’avant.

 

On appellerait ça une équipe de choc. On pourrait dire que Lucien Bonnafé avait eu de la chance, et en même temps non. Une douzaine de jeunes infirmiers, sans compter les médecins et les psychologues, tous moins de trente ans,  enthousiastes, motivés comme des meurt-de-faim, atypiques voire déclassés, ils ne descendaient pas des lignées familiales des gardiens d’asiles d’alors, avec une grande expérience de la souffrance pour l’avoir pour la plupart vécu dans leurs âmes et dans leurs chairs, autonomes, révoltés juste comme il l’avait rêvé, formaient sa phalange, sa garde rapprochée turbulente, son vol, sa horde sauvage et pure. Il y avait Cathy Tassoni, Cathy -  elle s’était mariée avec Florent, entre temps), Cathy Charles (on les appelaient les « deux Cathy », quand on parlait d’elles on disait Cathy « T. » ou Cathy  « C. »), la jolie boiteuse, comme dans les romans d’Alexandre Dumas, Véra Précourt, antillaise joyeuse, confiante, patiente et timide mais pas avec les patients. Félix Durand avait des cheveux longs et raides qui lui encadraient le visage comme des oreilles de Cocker, l’humour de Clown triste et froid. Il apportait la presse (de gauche) tous les matins, c’étaient les « années Libé » mais Bonnafé préférait « le Monde », l’après midi, qu’il « achetait d’occasion », moitié prix, un frac,  à la fin des consultations à l’interne qui l’avait amené pour sa permanence et qui l’avait déjà lu, pas l’ «Humanité » , pourtant organe central du parti qu’il n’a jamais quitté, qu’on ne voyait traîner sur aucune table aux « Mozards». Félix était encore à la Ligue, à cette époque. Bonnafé n’aimait pas les gauchistes, il les tolérait pourtant comme une maladie infantile, disait-il, (de toutes façons les membres de son propres parti étaient bien trop conventionnels pour travailler avec lui), mais ils étaient beaucoup plus proches de lui, personnellement, qu’il croyait, il y avait quelque chose qui n’était pas du tout politique qui le liait à eux, qui se figuraient de leur côté avoir investi la place et infiltré le parti. Cette fausse alliance fut une sorte de jeu de dupes qui tourna mal quelques années plus tard, mais en ces temps bibliques cela n’avait pas d’importance. Cédric Furtaud était le grand ami et néanmoins camarade comme on dit de Félix. Bien qu’ils n’étaient pas membre de la même « orga » (Cédric était à « Révo » tendance puis dissidence maoïste de la LCR) et que l’un était à l’autre ce que le feu est à l’eau, ils avaient sillonné ensemble la France psychiatrique durant l’été 1975 pour diffuser la bonne parole de l’AERLIP, premier « syndicat » libertaire infirmier fondé un ou deux ans plus tôt au congrès de psychiatrie d’Auxerre, dans la fièvre post soixanthuitarde et dont Félix avait été le président à vingt ans. Cédric était un grand blond délié, faune totalement insoumis, surdoué et exagéré en tout Toujours au premier rang,  rhéteur infatigable et intraitable, il était comme une figure de proue que le vaisseau amiral lui-même avait du mal à suivre. Il était à la fois rebelle et créatif. Sûr de sa force et de sa sève, il bousculait tout sur son passage. Rien ne semblait lui résister. il faisait même un peu peur à Bonnafé lui-même qui ne l’avait pas choisi, mais il s’était imposé, annonçant unilatéralement un beau jour qu’il faisait partie du service. Interloqué et séduit, Bonnafé n’avait dit mot, et avait consenti à le prendre dans sa troupe. Il se disait basiste mais c’était évidemment un franc tireur qui avait des rêves de chefs révolutionnaires. Sa rencontre avec Cathy sera une  d’explosion inéluctable.

 

Elle lui manquait. Cathy et Haltman avaient été très proches. Haltman n’aurait jamais laissé dire qu’il s’était agit d’une amitié amoureuse. Mais, après tout ce temps, il aurait du mal à décrire ce qui l’avait ainsi lié à Cathy. Cela avait probablement été le travail. Ils avaient travaillé tous les jours ensemble, pendant plus de quinze ans. Haltman se souvenait par exemple qu’ils étaient tous les deux en visite chez madame C. qui ne se levait plus, qui ne se lavait plus, qui ne mangeait plus qui ne parlait plus juste quand on l’a averti que sa femme se mettait à accoucher. Il avait laissé Cathy chez madame C. pour retourner en toute hâte à Paris. Ils se parlaient de leurs amours. Ils s’étaient racontés leurs enfances et leurs blessures secrètes. Dans les coups de tabac qu’avait subi le 26, ils avaient écopé ensemble, sans jamais de vrais désaccords.  Sa vie tumultueuse, ses souffrances éperdues, son engagement, son don d’empathie exceptionnel, il les avait tant aimés. Ils se faisaient une confiance absolue. Ils  avaient échangé des livres, souvent, elle lui avait fait lire « Comme un Roman » de Pennac et tout Sandor Maraï, il lui avait passé René Fallet et Louis Calaferte: Haltman se souvenait que quelques semaines avant sa mort, elle lui avait donné une photocopie de deux pages des « Braban » de Patrick Besson dont il avait cherché longtemps le livre entier (il ne l’avait trouvé que dix ans plus tard, enfin réédité en poche) où se trouvait l’explication définitive  de la vieillesse. Cathy, elle,  n’était jamais devenue vieille, ou bien peut être avait-elle su qu’elle l’avait été de tout temps ? Mais malade elle avait su l’être. Pas de ces maladies vaguement psychosomatiques dont on ne sait jamais par quel bout elles vous prennent et si elles ne sont pas que des maladies de la tête, mais de vraies maladies graves, mangeuses de corps, comme si elle avait attrapé tout ce qui se faisait de mieux dans le genre. Un ou deux ans après le début du 26 elle avait fait une paralysie faciale dite « a frigore », c'est-à-dire sans cause, ce qui n’était pas du tout une consolation : elle lui avait détruit tout un côté du visage et n’avait jamais régressé. Elle ne s’en plaignit jamais. Curieusement, pour ainsi dire, elle ne perdit rien de sa beauté ; Son sourire était devenu encore plus douloureux et l’un de ses yeux s’était un peu voilé. Puis en pleine fleur de l’âge,  à peine à trente cinq ans, elle eut un cancer de la gorge. Elle se soigna longtemps, fut opérée et évita pour cette fois la trachéotomie. On la crut guérie. Elle n’arrêta pas de fumer mais ne pouvait plus boire de whiskies cocas. Elle reprit sa vie et le 26, éleva une fille. Ils échangèrent à nouveau des livres et des soirées au bord de la Seine. Sept ans plus tard, il y eu récidive. Ce qui était proprement impensable. Elle passa trois ans entre l’hôpital, les tentatives impossibles de reprendre le travail, avait la sensation d’étouffer lentement. Elle ne pouvait plus se passer de sa canule, croyait que c’était une drogue, mais n’y pouvait rien. Haltman allait voir Adam, son ORL, qui était aussi leur ami et qu’Haltman tenait pour le chirurgien le plus humain qu’il ait connu, et le supplia de la sauver. Il lui promit de faire l’impossible. Il lui fit une opération de la dernière chance. Aucun d’entre eux ne crut jamais, pas même Adam, qui en avait vu pourtant beaucoup, qu’elle allait bientôt mourir. Un jour, elle dit à Haltman qu’elle voulait se reposer un peu à l’hôpital. Adam la prit dans son service. Il assura que la tumeur ne progressait plus, qu’il ne savait pas ce qui se passait. Il allait voir Cathy dans sa chambre et avait de longues conversations avec elle. Haltman passait la voir plusieurs fois par jours. Elle ne pouvait plus se lever. Adam ne voulut jamais admettre que le cancer avait gagné. Il ne l’admettait jamais, d’ailleurs. Cathy ne luttait plus. Elle était dans les limbes. Un soir, ils étaient tous dans sa chambre, Jacques, Renée, Vera, Dany et Haltman. Elle souriait. Elle les renvoya et leur dit « à demain, dodo maintenant », comme on dit aux enfants, pour qu’ils aillent se coucher. La surveillante leur dit qu’elle appellerait si quelque chose devait arriver. Elle n’appela pas. Le lendemain matin, Haltman passa comme à son habitude dans le service d’ORL avant de faire sa visite aux lits porte. Il entra dans la chambre de Cathy. Son lit était nu, sans draps, ouvert comme une gueule. Cathy leur avait faussé compagnie durant la nuit.

 

 

 

 

 

 

XVIII - HALTMAN

 

 

 

 

 

 

 

 

La toute première image qu’Haltman avait de la psychiatrie datait de fin octobre 1968. La fièvre des évènements était quelque peu retombée. Ils avaient passé leurs examens en Septembre. Pour éviter tout remous, on avait demandé aux profs de recevoir tout le monde. Les oraux avaient été incroyablement faciles. Des examinateurs, réputés de vraies peaux de vache, qui, lors des célèbres "colles des agrégés" d'avant Mai vous retournaient sadiquement sur le gril et vous trouvaient toujours une question à laquelle il était impossible de répondre, comme la description détaillée des insertions sur l'os pisiforme par exemple, et vous recalaient en vous traitant de pure nullité, se mettait soudain à vous poser des questions dont on  trouvait la réponse dans les manuels de science naturelle des élèves de sixième. Ils n’avaient pas osé y croire. Ils ne reconnaissaient plus, dans ces examinateurs bienveillants et pleins d'encouragements, appliquant cyniquement les consignes, les maîtres hautains et méprisants qui avaient semé la terreur les deux premières années. Ils répondaient des évidences du bout des lèvres, persuadés qu'on leur tendait un piège et qu’ils allaient chuter à la question suivante, qui ne venait pas car ils étaient déjà déclarés reçus, incrédules. La grande victoire de Mai, en médecine, avait été "l'externat pour tous", c'est-à-dire le droit à une formation pratique pour tous, ce qui, avant Mai 1968, n'avait jamais été évident. Jusque-là, on pouvait  passer avec succès tous ses examens, devenir médecin,  sans avoir jamais examiné vraiment un seul malade, et avoir été formé uniquement dans les livres (Mai 68 a été la vraie fin des médecins de Molière). Il y avait donc les bons médecins, ceux qui avaient le potentiel pour devenir professeurs, et qui avaient passé les concours, l'externat et l'internat ( "L'externe est debout quand l'interne est couché": c'est le moyen mnémotechnique pour se souvenir de la position des ligaments du genou) et qui pouvaient s'exercer sur de vrais patients, sous la tutelle de leurs aînés, et les mauvais médecins qu'on lançait dans la carrière, sans aucune expérience, tout juste bon à soigner les rhumes et les corps aux pieds, mais qui se formaient tout de même sur le tas, permis d'exercer en poche, avec la terreur perpétuelle, directement liée au sadisme de leurs maîtres, de tuer leurs premiers patients. Il y avait réellement une aristocratie et une plèbe médicale. On doit à Mai 68 d'avoir tenté et à peu près réussi à niveler tout cela. Il avait donc fallu considérablement augmenter les postes d'externes (on ne disait plus externes, qui était un titre, le premier échelon de l'aristocratie, mais "étudiants hospitaliers"). Les grands CHU, les grandes facs, ont donc été obligées de passer des conventions avec tout un tas d'hôpitaux considérés jusque là comme de seconde zone qu'on appelait aussi "périphériques" et qui n'avait jamais bénéficié de la moindre considération universitaire. L'hôpital de Dormeil était un de ces vieux hospices, crée à la fin du XIXème siècle, grâce aux dons de deux industriels, les frères Galiganni. Il dressait ses sinistres bâtisses sur une colline qui surplombait la Seine, un peu en dehors de la ville, qui vivait de ses minoteries (les Grands Moulins de Dormeil), de ses papeteries (d'Arblay), de ses imprimeries (Héliogravure) et de son port fluvial, et dont l'histoire avait été faite par les grands patrons paternalistes et les luttes ouvrières. De Dormeil, Haltman n'avait, lui, que le souvenir d'une ville grise et quelconque, traversée par la nationale 7 que chantait Charles Trenet et que sa famille empruntait entassée dans la 203 familiale, au milieu des embouteillages des départs en vacances vers le midi, bien avant la construction de l'autoroute du Sud.

 

On les avait donc réuni dans cette vielle salle de la Salpetrière, trop petite et rapidement enfumée. On avait tiré une lettre au sort : le "i" était sorti. Haltman était donc parmi les derniers à choisir. Il ne restait plus aucun poste dans les services parisiens. Il choisit donc, sans aucun enthousiasme, la neurologie à Dormeil, plutôt que la gériatrie à Monfermeil ou la rééducation fonctionnelle à Juvisy et se préparait à un triste exil au bout des lignes de trains de banlieue qui ne s'appelaient pas encore des RER. Il se souvenait de son arrivée à l'hôpital de Dormeil par un matin d'octobre froid et brumeux. Il était allé se présenter à l'administration où il avait  rencontré une sorte d'adjudant tout à fait antipathique qui l'envoya sans le moindre mot de bienvenue chercher une blouse à la lingerie parce qu’ il étai déjà en retard. l'hôpital était une sorte de chaos architectural : il y avait les bâtiments originels, autour  de la cour d'honneur, en briques, façon caserne, avec des hauteurs de plafonds démesurées et des escaliers trop sonores, avec les services de "médecine homme" et "médecine femme", de part et d'autre du bâtiment administratif, la chirurgie et la maternité, derrière, autour d'un cour sombre, sous le mur d'enceinte, rien que des salles communes de trente lits au moins et même dans les combles glaciales en hiver et surchauffées en été, le sinistre service Jauzon où officiaient encore les dernières religieuses en cornette, et il y avait les extensions, les rajouts bétonnés, dépareillés et anarchiques rendus nécessaires au fil des années par  une augmentation pas du tout maîtrisée de l'activité. Ainsi la lingerie se trouvait, pas très loin de la cuisine, elle même hideux appendice de béton, au bout d'un dédale de couloirs, d'escaliers et de portes mal ajustées. Il y reçut une blouse aux manches courtes, trop longue et sans formes, un manteau réglementaire en gros drap bleu marine et un jeu de ces tabliers qui les faisaient ressembler à des apprentis bouchers. Il enfila cet accoutrement, mit son stéthoscope en écharpe, pour être  sûr de ne pas être confondu avec un brancardier, et se hâta vers la neurologie où la visite avait certainement déjà commencé. Il traversa à nouveau la cour d'honneur toujours aussi déserte et triste, descendit quelques marches, longeait le bâtiment de pneumologie, qu'on appelait LBH, Il ne savait plus pourquoi, peut-être étaient-ce les initiales d'une célébrité de la spécialité, et qui était, quant à lui, d'une réelle beauté, avec ses grandes verrières orientées vers le levant, autrefois dédiées aux chaises longues des tuberculeux  (c'est celui qui, vingt cinq ans plus tard, légèrement remanié et repeint, deviendra le service d'hospitalisation psychiatrique qu’ils avaient tant combattu) Ce qui faisait office de vague parc disparaissait sous un brouillard  opaque que l'humidité du fleuve tout proche entretenait. Il distinguait au loin deux baraquements sinistres qui se faisaient face. Jamais on ne se serait cru dans un hôpital. Il s'approcha, le cœur commençant à lui remonter dans la gorge, de ce qui ressemblait plutôt à un Stalag ou un lager.  L'un des baraquements était le Chalet, et l'autre la Neuro. La Neuro n'avait de neurologique que le nom, c'était en fait un service dit de "moyen séjour", dirigé certes par un neurologue, le docteur Revel-Mazoyer,  mais qui en fait était l'annexe de la maison de retraite, avec des petits vieux encore plus mal en point ou au bord de la mort. Il poussa la porte et pénétra dans un hall qui donnait sur deux immenses salles communes, l'une d'hommes et l'autre de femmes. une chaleur moite, chargée de miasmes lui sauta au visage et une odeur de merde et de soupe mélangées, que jamais il n'oublierait, lui emplit les narines, odeur  dont inexplicablement Il avait  encore la nostalgie comme celle de ses vingt ans à tout jamais enfuis.

 

 

La visite avait déjà parcouru et quitté la Neuro, il courut la rattraper au Chalet qui était aussi dirigé par le même chef de service,  Revel-Mazoyer. Il avait connu son heure de gloire autrefois, disait-on, en terminant premier de l'internat de Paris. Le fait qu'il avait échoué à Dormeil, petit hôpital de banlieue perdue, était d'ailleurs  suspect, par définition. Haltman apprit plus tard qu'il souffrait de psychose maniaco-dépressive qui frappe sans distinction de classe ni de race et qui avait gâché une carrière promise à de plus hauts sommets. En attendant il faisait la visite au Chalet. Seul maître à bord après Dieu . Il « faisait la visite », comme les grand patrons dans les services parisiens, avec une évidente nostalgie, obligeant tout le service à le suivre,  un peu comme Robinson Crusoe sur son île quand il force Vendredi à mimer la relève de la garde, avec la certitude qu’en maintenant coûte que coûte la forme du cérémonial il retrouverait un jour la vieille Albion. C'était un homme de la quarantaine, imposant, le visage sanguin orné d'un bouc couleur de corbeau, engoncé dans un sarrau et un tablier blanc. Il ressemblait, lui, plus à un sapeur qu'à un commis boucher, un peu à cause de la barbe. Une autre "victoire" de mai 68 avait été la séparation de la neurologie et de la psychiatrie en tant que spécialités médicales distinctes. Mais, à cette époque la plupart des neurologues étaient encore neuropsychiatres et soignaient indifféremment les syndromes cérébelleux, les maladies de Parkinson, les polynévrites alcooliques, les sciatiques, les mélancolies stuporeuses, les troubles du caractère et les bouffées délirante aiguës. Au Chalet, horrible baraquement préfabriqué, il y avait les fameuses « cellules » dont Bonnafé parlera plus tard après les avoir glorieusement abolies. Mais personne ne savait encore que Bonnafé allait jeter son dévolu sur Dormeil pour y mettre en pratique ses idées sur la psychiatrie de secteur. C’était encore trois ans avant. Haltman rejoignit aussi discrètement que possible la maigre file de blouses blanches qui suivait le patron dans un couloir nu sur lequel donnait six lourdes portes qu’on ouvrait une à une en tirant un gros loquet après avoir jeté un coup d’œil à travers le judas. Trois ou quatre étaient occupées par les « prises » de la nuit. Revel-Mazoyer, formé à l’ école de la neurologie française, faisait la leçon, dans la grande tradition des présentations de malades, à un auditoire indifférent et mal réveillé, en traquant les signes de la folie des pauvres bougres enfermés là, qui n’avaient pratiquement aucune chance de s’en tirer, et qui allaient inévitablement se retrouver envoyés, pour ne pas dire déportés, à  cent cinquante  kilomètres de là, à l’hôpital psychiatrique de Clermont de l’Oise (Le centre psychothérapique Barthélemy Durand, à Etampes, dernier des hôpitaux-villages construits n’ouvrira qu’ en 1971, deux ans plus tard.) Haltman s’en souvenait comme si c’était hier. Les cellules étaient nues et leurs occupants en pyjamas réglementaires. Il n’y avait ni eau ni commodités hormis un  seau à couvercle. On s’engouffrait dans la cellule, le « malade » se levait de son grabat, impressionné par le nombre et le décorum et le chef de service, procédait immédiatement à son interrogatoire avec une politesse convenue et le ton démonstratif qui convenait lui aussi à un grand professeur. Il lui demandait pourquoi il était là, le laissait à peine répondre et lui demandait alors, à brûle pourpoint, s’il entendait des voix ou s’il était triste, ou encore s’il buvait depuis longtemps, c’était selon. Cela dépendait de son allure. De toute façon, on trouvait toujours un signe pathognomonique. Syphilis, alcoolisme, dégénérescence, hérédité. Et on ressortait, on refermait la porte, le patron faisait un bref commentaire, donnait ses ordres et on passait à la cellule suivante. C’était il y a juste un peu plus de trente ans, c’était hier.

 

 

 

 

 

 

 

 

XIX - GUIGUITTE

 

 

 

 

 

 

 

Haltman se souvenait d’un homme déjà âgé dans la dernière cellule, debout au garde à vous, grand, dépassant le patron d’une tête,  les yeux fixés au  le plafond, la tête rejetée en arrière, agité d’un tremblement de tout le corps. Le patron lui demandait si c’était de froid. L’autre répondait : « non , c’est de joie, c’est de joie ». Il avait l’accent alsacien, il prononçait  « c’est te choie ». Il le fait penser à son grand-père, avec sa grande taille et son accent,  et il avait les larmes qui lui montaient aux yeux. Il revoyait son grand-père attaché à son lit, se débattant, agité, perdu, confus après un accident vasculaire cérébral, lui demandant de le ramener à la maison en alsacien, l’engueulant  de ne pas le faire en français et lui qui pleurait de ne pas le faire  dans une salle commune de l’Hôtel Dieu avant qu’il ne s’enfuit, épouvanté. C’était cette année là qu’il était mort, apaisé, après son retour à  la maison, quelques semaines plus tard. La visite est terminée. Haltman se retrouva à l’air libre. Le brouillard s’était un peu déchiré, il y avait des lambeaux de ciel bleu. Il respira. Il avala l’air froid et pur de l’hiver. Quelques jours plus tard, un camarade lui demanda de changer avec la chirurgie, croyant pouvoir faire de la vraie neurologie. Il ne le détrompa pas et sauta sur l’occasion pour fuir le Chalet et les cellules. Il continuerait le semestre dans les salles d'op à tenir les écarteurs, penché sur les entrailles des blessés de l’autoroute du Sud. Mais sa vraie première rencontre avec la psychiatrie, la vraie, a lieu trois ans plus tard. Cette fois ci, Il avait pu choisir mon lieu de stage, quelque fut la lettre tirée au sort, car déjà à l’époque, la psychiatrie ne s’arrachait pas. L’hôpital de Moisselles était pratiquement la seule entreprise de cette petite ville située loin au Nord de Sarcelles, et à l’Ouest de Montmorency, à l’endroit incertain où la banlieue s’effiloche dans la campagne, avec cet étrange assemblage de cités, de champs de blé ou de colza et d’usines de produits chimiques. C’était un hôpital pavillonnaire classique, avec cours et galeries. La circulaire de soixante sur la mixité, édictée dix ans plus tôt, n’avait pas atteint cette banlieue reculée : Moisselles étaient un hôpital de femmes, uniquement. A vrai dire, à cette époque peu d’hôpitaux psychiatriques étaient mixtes, même plus près de Paris. Il se souvenait par exemple de Maison Blanche pour les femmes et de Ville Evrard pour les hommes. En revanche, Barthélemy Durand à Etampes, qui venait d’être construit, et Becheville aux Mureaux, encore plus récent, ont été mixtes d’emblée. Il allait à Moisselles en voiture. Il fallait, depuis le quartier latin, traverser tout Paris pour rejoindre la porte de la Chapelle et l’autoroute du Nord. Il se souvenait du franchissement du Pont au Change à l’aube par les beaux jours d’hiver, le chatoiement du soleil sur la blancheur bleutée du givre qui recouvre tout, la Seine, les quais et l’enfilade des ponts : un enchantement. Sur le parking à Moisselles, en sortant de son Ami 6 jaune pâle, Il distingue une silhouette errant parmi les voitures garées. C’est Guiguitte. Elle est grise des pieds à la tête. Elle porte une blouse terne comme ses cheveux raides et son regard délavé. Elle a l’air toujours effrayée et perplexe, elle fait mine de s’avancer vers vous tout en gardant un périmètre de sécurité. On ne peut pas vraiment l’approcher. c’est la sentinelle de Moisselles. Elles toujours là, muette, plus personne ne connaît son histoire qui se confond avec le temps figé de l’asile. Elle paraît soixante ans, mais elle en a peut-être beaucoup moins. Elle est maigre, cagneuse de partout, les jambes toujours nues avec des chaussettes qui godaillent. Elle se tient de profil, courbée en avant, les mains jointes sur les genoux fléchis, le visage tourné vers vous et le regard vide. Chaque matin, sur le parking, à l'arrivée des voitures, elle fait mine de s'avancer vers chacun, comme pour un accueil rejetant et dès qu’on s’approche, elle bat en retraite, elle a ses cachettes. Depuis longtemps, elle ne parle qu’une langue qui n’appartient qu’à elle, faite de sons gutturaux, et que seuls les plus anciens soignants de Moisselles savent traduire. Guiguitte, c’est peut-être le diminutif de Marguerite. Peu après, au bar, qui est à la fois un vrai bar et le centre socioculturel de l’hôpital et où se retrouvent soignants et soignés pour les assemblées générales ou les fêtes, il est soumis à une sorte de rite initiatique : la rencontre avec Kiki. Ce prénom-là est aussi un diminutif, celui de Christine, peut-être, qui s'est perdu dans la nuit des temps. Kiki est l’autre patiente emblématique de Moisselles. Elle est l’exact opposée de Guiguitte. Elle a autour de vingt ans. Elle a les cheveux blonds comme les blés, elle pèse cent vingt ou cent trente kilos, elle ne sait pas parler. Elle est toujours nue et rose sous une chemise blanche, une camisole devrait-on dire, si nous n’étions pas dans un asile, elle ne peut conserver sur elle aucun autre vêtement, pas même un pull au plus dur de l'hiver. Elle est toujours en nage, échevelée, couverte de taches indéfinissables. Dès qu’elle vous voit, elle court vers vous et vous agrippe, vous enserre de ses énormes bras, vous étouffe sous ses gros seins et vous donne des baisers baveux tout en vous tirant les cheveux. Une grande partie de vos efforts de la journée tend à éviter les démonstrations d’affection de Kiki qui tournent souvent à l'accès de colère. Mais, en ce premier matin, il ne peut me dérober. Il vient de commander un café et s’est  installé sur un tabouret en regardant partout autour de lui. il y a des tables avec des consommateurs, comme dans n'importe quel café. Certains sont des soignants, d'autres les patientes. On l'a présenté comme le nouvel externe. L'accueil a été simple et chaleureux. Toutes les nouvelles arrivantes viennent lui serrer la main, certaines lui demandent une cigarette ("vous êtes un nouveau médecin ?" -"Non, je suis le nouvel externe, je m'appelle Alain" - "Bonjour, moi c'est une telle, etc...") Une furie fait irruption. C'est Kiki. Elle se rue vers lui, grimpe sur le tabouret le plus proche du sien et se met à le tripoter partout. On le présente : "C'est Kiki. Dis bonjour à l'externe, Kiki". elle a déjà la main dans son pantalon, il ne sait pas s’il dois me défendre ou subir avec le sourire. On le rassure : "Elle est toujours comme ça, surtout avec les nouveaux." Ah, bon. le voilà rassuré. Son autre main est agrippée à une touffe de ses cheveux. Il a le plus grand mal à la faire lâcher et à se dégager. Avec le sourire, donc. Il a le sentiment que la scène a été attentivement observée. A-t-il passé le test avec succès ? Kiki engloutit une tasse de lait brûlant et quitte le bar en se ruant derrière une infirmière. lui, il se sent bien, là. Il fait bon, Il y a une odeur de café au lait. il règne maintenant un grand calme, une solidarité bienveillante. On lui fait des sourires, il y a des bruits de vaisselle et de voix tranquilles. Il sait qu’il va rester longtemps à Moisselles. En se souvenant de ces instants il pense à une phrase de Maurice Béreau, des années plus tard lors de leurs conversations sur l'accueil : "Quand je suis au milieu des autistes, je ne bouge plus. Je ne veux pas les déranger, au contraire. J'ai envie de me figer dans un calme absolu et définitif, comme eux. C'est comme une paralysie irrépressible et reposante. Une envie de ne plus rien faire du tout. Ca  te change la perception du monde."