Mon grand-père. Quand je parle
de mon grand-père, je parle du père de ma mère : Jean, dit "pépé
Jean". Je le dis une fois pour toutes : mon grand-père c'est "pépé
Jean", pas "pépé Jacques", le père de mon père. Nous avons tous
ce grand-père préféré, quasi-prioritaire que nous appelons "Mon
grand-père", sans prénom qui suit. C'est un prénom à soi tout seul :
Mongrandpère. Donc Mongrandpère me tenait par la main. Nous allions nous
promener. Il tenait aussi mon frère par la main. L'autre main. De l'autre
côté de sa hauteur. Mongrandpère était
de haute taille, en dehors d'être grand. Nous trottinions de part et d'autre
d'une tour silencieuse sur le boulevard Montparnasse. Il avait un grand
pardessus bleu marine, un cache-nez jonquille enroulé deux fois autour du
cou bien rangé derrière les revers du
pardessus et un béret sur la tête (nous admirions la dextérité qu'il avait
pour le soulever et de se gratter l'arrière du crâne de la même main, pas
spécialement pour réfléchir, mais plutôt quand il était fatigué et qu'il
disait : "Aïe, aïe"). Nous allions jusqu'au bout du boulevard,
jusqu'à l'ancienne gare, qui existait encore et nous revenions par la rue
Vavin et le jardin du Luxembourg où seulement là nos mains avaient le droit
de quitter les deux pognes qui, jusque-là, les avaient tenues prisonnières
sans rudesse mais avec fermeté. Nous courrions l'un derrière l'autre ou
jouions à chat. Nous faisions aussi
les funambules sur les arceaux qui bordaient les pelouses. Lui ne nous
lâchait pas des yeux et puis il reprenait nos mains, pas question d'acheter
une sucrerie au kiosque, et nous rentrions par la rue Auguste Comte, nous
montions les trois étages, nous en courant, lui posément, derrière nous et
nous arrivions chez notre mère, mission accomplie. Il s’asseyait dans la
cuisine, soulevait son béret et disait : "Aïe, Aïe". Après quoi
nous allions goûter dans notre chambre. Mongrandpère avait séjourné dix-sept
ans en Amérique quand il était jeune. C'était le spécialiste de la fessée
américaine. Il ne nous en a jamais donné, mais c'était un spécialiste, vous
pouvez me croire. Mongrandpère disait qu'il avait rencontré Buffalo bill en
Amérique et Charlie Chaplin quand il faisait la manche dans les cafés, en
Angleterre (il disait bien Charlie Chaplin et pas Charlot). Au fil des ans,
notre croyance indéfectible aux fessées et aux histoires de Mongrandpère a
lentement mais sûrement décliné. Passe encore pour Bill Cody (dit Buffalo
Bill) parce qu'il s'était produit dans les cirques jusque dans les années
mille neuf cent dix-sept (je l'ai
vérifié dans une encyclopédie) et que Mongrandpère a très bien pu
assister à l'un de ses fameux spectacles équestres, pourquoi pas. Mais je ne
crois pas qu'il ait rencontré Charlie Chaplin faisant la manche à la terrasse
des cafés de Londres parce que Mongrandpère est arrivé à Londres alors que
Charlie Chaplin était déjà parti en Amérique (là aussi je l'ai vérifié) mais
que surtout Charlie Chaplin n'a jamais eu besoin de faire la manche dans les
cafés de sa vie. Mongrandpère ne parlait aucune langue. C'est pour ça qu'il
était taciturne. Quand je dis aucune langue, j'exagère à peine : Il parlait
alsacien, c'était sa langue maternelle, mais à Paris, à cette époque, je ne
connaissais que ma mère qui parlait alsacien et ça ne faisait pas vraiment beaucoup
d'interlocuteurs. Il avait appris l'américain, forcément, en dix-sept ans, en
Amérique, mais ne le parlait pas parfaitement et à Paris non plus on ne
parlait pas beaucoup américain à l'époque ; La langue qu'il parlait le moins
bien c'était le français, par manque d'interlocuteurs français en Amérique et
en Alsace. Donc on pouvait dire qu'il ne parlait presque aucune langue. En
Amérique, il avait été ouvrier boulanger à l'hôtel Waldorf Astoria de Park
avenue à New York (je n'ai pas pu vérifier parce que le concierge du Waldorf
Astoria, un jeune homme très poli et charmant m'a déclaré que l'hôtel avait
été entièrement détruit par un incendie avec toutes ses archives dans les
années vingt). Il l'est resté les dix-sept ans qu'il est resté là-bas,
boulanger, et quand son père lui a écrit de rentrer tout de suite pour se
marier (il avait quarante ans), il est rentré par le premier bateau et on
peut dire que ça a été à l'origine de la naissance de ma mère. Revenu en
Alsace et marié, il s'est installé à son compte et a ouvert une petite usine
de pain azyme (sous le contrôle du grand rabbinat de France et tout le
toutim) qui a marché jusqu'à la guerre. C'était vers les années mille neuf
cent vingt-cinq, au siècle dernier, lui il est né encore un siècle en arrière, en mille huit cent quatre vingt
cinq. Pour continuer avec
Mongrandpère, et je crois bien que je ne sois pas près d'avoir fini, je ne
crois pas me tromper en disant que ça a été l'homme préféré de toute la vie
de ma mère. Elle l'a même préféré à moi, c'est tout dire. Elle était sa fille
unique et après la mort imprévue de ma grand-mère en mille neuf cent
cinquante-quatre, il s'est retrouvé seul et ne s'est pas très bien supporté :
il a failli sombrer un peu dans l'alcool. Alors elle l'a recueilli chez elle,
chez nous. Il est mort en mille neuf cent soixante-neuf à quatre-vingt-trois
ans, c'était assez vieux, à l'époque. J'étais déjà en deuxième année de
médecine. Un peu avant sa mort, en dehors du fait qu'il était encore vivant,
ce n'était plus tout à fait le même homme. Je veux dire : Mongrandpère était
devenu vieux et fragile. Ma mère avait ajouté un tabouret à chaque palier de
chacun des trois étages pour qu'il puisse se reposer en remontant chaque jour
de sa dernière principale mission qui était de chercher le pain. Ca nous
faisait drôle et pour ainsi dire triste de le voir diminué comme ça, mon
frère et moi, nous qui nous souvenions que, quand il avait été jeune, encore
en Alsace, en Alsace allemande, avant de partir en Amérique, il s'était amusé
avec des copains à tenir le pari de boire douze demis et de manger douze
oeufs durs dans le temps où les douze coups de midi avaient sonné deux fois.
Pas facile. Il l'a fait. Nous, en tout cas, nous le croyions qu'il l'avait fait.
Mongrandpère avait été une force de la nature. Je le revois encore, tout
petit que j'étais, à la campagne, en Alsace, remplir d'énormes seaux d'eau à
la pompe à bras et les porter au bout des siens, un dans chaque main, comme
ça, sans effort. Le soir, quand il fallait aller se coucher, nous allions lui
faire une bise, il avait toujours la bouche mouillée, c'était un peu
désagréable mais pas trop, il nous disait : "Bonsoir, Hamele !" (Prononcer avec le "h" très
aspiré comme dans Khaled). Ca voulait dire : "Bonsoir, petit
agneau". Sa place favorite, c'était dans la cuisine étroite, derrière la
table en Formica. Il pouvait s'y faire oublier des heures. Parfois il
s'enfermait dans sa chambre. Ma mère, quand ça durait trop longtemps, ne le
supportait pas : elle allait le retrouver pour parlementer. Elle sortait
défaite, parce qu'il lui avait dit en alsacien qu'il ne supportait plus la
vie, qu'il voulait mourir. Mais comme au fond, il était très gentil, il
essayait la plupart du temps de ne pas inquiéter trop. On le revoyait
derrière la table de la cuisine. Je me souviens d'un soir, il m'a adressé la
parole. J'ai honte, mais j'avais fini par oublier sa présence. Nous avons
parlé de choses et d'autres. Il m'a interrogé sur mes études, ce qu'il
n'avait jamais fait. Je pensais même qu'il ne s'en était jamais aperçu que je
faisais des études. Et tout à coup, prenant peut-être conscience que j'allais
devenir quelqu'un de savant ou quelque chose comme ça, il s'est mis à me
poser plein de questions. Pourquoi le coeur bat-il ? Comment les médicaments soignent-ils
? Les microbes, à quoi ils ressemblaient ? Etc. J’essayais de répondre le
plus honnêtement possible, car les questions étaient vraiment difficiles. Je
me souviens particulièrement d'une d'entre elles : explique-moi comment la
lune tient dans le ciel et pourquoi elle ne tombe pas sur nous. Ce n'était
pas une question naïve c'était un test pour savoir si les études servaient
vraiment à quelque chose. Alors, avec tout le respect dont j'ai été capable,
j'ai essayé de lui faire comprendre, comme on le fait avec un enfant et ça me
faisait presque pleurer, l'attraction universelle et les lois de Newton et de
Kepler. Il m'écoutait, en souriant,
ravi de mon savoir. Il me faisait penser au maître ignorant de Jacques Rancière.
Un maître, Mongrandpère. Quelques semaines après, il était mort. Je crois bien ne jamais avoir
eu de Magrandmère. Pour ce qui est de "Mémée Regina", la femme de
Jacques (en réalité, Yankel, mais
allez vous faire appeler Yankel juste avant la guerre de 14 et vous me direz
si on vous prend pour un bon français), la mère de mon père, je n'en ai que
de très vagues souvenirs : une vieille dame un peu impressionnante, toujours
aperçue au fond de son appartement sombre et calfeutré, éternelle réfugiée
craintive, ne parlant pas français mais une drôle de langue gutturale (le
yiddish). C'est à peu près tout. Je fais un effort pour en extirper plus.
Tout juste revient un souvenir isolé, dont j'ai quand même la certitude qu'il
est lié à ma grand-mère Regina : la couleur orange d'une soupe aux légumes.
C'est, malgré la profondeur où je suis allé la chercher, une image
étonnamment vive. J'ai un souvenir très précis de cet orange-là, je le
reconnaîtrais entre mille. Je suis toujours étonné de l'absurde précision de
la mémoire. Pourquoi la couleur de cette soupe aux légumes-là, pourquoi juste
une couleur et pas un son ou un mouvement ? Allez savoir. Elle donne cette soupe à mon père pour qu'il la rapporte chez
nous. Je revois les gestes. En gros plan. Les mains, les avant-bras, la
dentelle et les manchettes. C'est toujours une petite complication de
transporter de la soupe. Je me souviens d'une descente d'escalier
précautionneuse. Je me souviens justement, à cet instant précis où j'écris
ces lignes, d'avoir fait resurgir ce souvenir-là à d'autres instants de ma
vie : toujours, en premier vient la couleur. La couleur orange de la soupe
aux légumes. C'est tout ce qui me reste de ma grand-mère Regina, la couleur
de la soupe aux légumes. Elle est morte avant que j'aie atteint six ans.
Autrement, bien sûr, j'en ai entendu parler par mes parents. Il y avait eu un
gros conflit entre ma mère et elle. C'est toujours resté un peu mystérieux.
Je me demande en quelle langue elles se sont engueulées. Je pourrais dire que
"Mémé Germaine", la femme de Jean, aurait été Magrandmère si elle
avait vécu plus longtemps. Un cancer
l'a emportée avant mes cinq ans. D'elle non plus il ne me reste que
très peu d'images mentales. L'une se confond à peu près certainement avec une
photo où apparaît sa lumineuse beauté. Elle me tient bébé dans ses bras. Elle
sourit, moi aussi. Elle est vraiment très belle, très jeune. Une autre photo
la représente avec sa propre mère, une très belle vieille femme elle aussi,
au port de reine. J'en garde encore une autre dans mon portefeuille, une
photo d'identité sur laquelle elle pose en plan américain. Elle doit avoir
vingt ans tout au plus. Elle a le front haut et un chignon légèrement défait sur le côté,
elle regarde l'objectif bien en face, son regard est limpide, très intense.
Elle porte une grande écharpe claire sur les épaules. C'est tout à fait
l'image qu'on se fait d'une révolutionnaire russe au coeur pur. Je sais que
mes premiers instants lui doivent presque tout. Ne dit-on pas qu'une femme
fait son premier enfant autant pour sa mère que pour faire un enfant ? Je me
plais à imaginer qu'elle m'a élevé dans mes trois premières années. D'après
ma mère, c'est faux. Tout au plus, ai-je passé chez elle de longues vacances.
Je n'en ai, bien sûr, aucun souvenir, mais je m'obstine à ne pas vouloir
croire ma mère. Un autre souvenir, gravé au burin dans ma mémoire est lié de
très près à ma grand-mère Germaine. Nous sommes dans notre chambre, nous
avons du mal à nous endormir. Ce soir-là notre mère doit rentrer d'un voyage
éclair. Nous entendons des bruits de pas dans le couloir. C'est elle ! Nous
appelons "Maman ! Maman !" Elle entre dans la chambre avec un rai
de lumière aveuglant. Nous nous serrons contre
elle, elle nous serre très fort dans ses bras. Elle dit "Je vous
embrasse très fort de la part de Mémée Germaine". Ce n'est que bien plus
tard, que j'ai compris que ce soir-là, elle revenait d'Alsace où elle avait
assisté sa mère dans ses derniers instants. Nous partions à la chasse aux
sauterelles. C'était toute une expédition. Il fallait préparer le bocal au
couvercle percé de trous qui allait leur servir de cage. Mongrandpère
procédait à l'opération rituelle. Il allait chercher un gros clou et un
marteau dans la remise au fond de la cour, un bocal de confiture vide à la
cave et s'installait dans la cuisine pour en cribler le couvercle. Nous nous battions un peu pour savoir lequel de nous deux
porterait le pot de confiture, nous recevions une ou deux taloches et nous
nous mettions en route vers le terrain de chasse. Mongrandpère nous tenait
par la main. � la fin de la guerre, il avait trouvé une grenade dans
sa cour et en la manipulant, lui qui n'avait jamais été soldat, il l'avait
malencontreusement dégoupillée. Par chance, la grenade, ayant eu le temps de
se détériorer un peu, avait fait long feu. Il en quand même perdu l'usage de
l’annulaire et de l'auriculaire de la main droite qui étaient définitivement
paralysés et repliés dans sa paume. Il ne se servait plus que des trois autres
doigts, ce qui ne semblait pas le gêner beaucoup. Il négligeait
ostensiblement son infirmité. C'était
juste désagréable quand il nous tenait par cette main-là. Nous nous sommes arrangés pour ne jamais le lui dire. Nous
avions élaboré des tactiques raffinées pour échapper à la main blessée. Mais
quand nous étions tous les trois, lui, mon frère et moi, l'un de nous deux ne
pouvait y couper. Nous faisions la course pour attraper la main valide. Celui
qui avait la mauvaise main héritait par principe du droit de porter le pot de
confiture. Le terrain de chasse était une prairie au bord d'une route à la
sortie du village. Les hautes herbes vertes pullulaient de criquets et de
sauterelles. Mongrandpère se postait au milieu du champ avec le pot de
confiture et surveillait les opérations. Nous avions appris à ne pas serrer
trop le poing qui enfermait la sauterelle attrapée, pour ne pas l'écraser
mais, dans le feu de l'action, au cours d'une capture mouvementée, la
prisonnière récalcitrante (j'ai encore le souvenir du mordillement agréable
de l'insecte qui essayait de se libérer) se retrouvait parfois écrabouillée
malgré nous, avant même que nous ayons pu l'enfermer dans le pot de
confiture. La manoeuvre délicate de l'ouverture du couvercle, pour éviter que
les sauterelles déjà emprisonnées ne s'échappent quand nous en rajoutions une
était réservée à Mongrandpère, l'expérience ayant prouvé notre maladresse en
cette matière. Nous ne rentrions à la maison que lorsque le pot était plein
d'insectes éclopés, tassés et à moitié morts. Nous en versions le contenu
dans la cour et les poules venaient achever le massacre. Je viens de publier ici le
texte que vous pouvez lire � la suite de celui-ci. C'est à ce
moment-là qu'un très vieux souvenir a jailli de ma mémoire, avec une force
qui me laisse encore perplexe, et qui m'oblige à le retranscrire à l'instant
même. J'ai deux ou trois ans. Je suis au milieu d'une forêt de jambes. C'est
le souvenir de la "forêt de jambes". Il y a longtemps que je ne
l'avais pas convoqué. Mongrandpère m'avait emmené avec lui chez
"Martinken" (je suis assailli, au moment où le souvenir émerge en
moi, "tout armé", du fond des âges, par l'odeur mêlée, douceâtre,
de bière et du vin blanc, si caractéristique des cafés des pays alémaniques).
Mongrandpère est attablé devant un verre à pied vert, haut. Il boit du vin
blanc que lui a servi la jolie Annie Martinken (dans mon souvenir elle a une
trentaine d'année, une robe imprimée noire à pois blancs, de longs cheveux
ramenés en arrière à la mode des années quarante, des boucles d'oreilles en
nacre blanche, des yeux et un sourire épatants, elles morte assez récemment à
près de quatre vingt dix ans). Disons qu'il a rencontré un membre de la
famille Grumbach, peut-être le père Grumbach lui même, un gros homme joufflu
qui promenait son ventre entre ses bretelles de pantalon, marchand de
bestiaux de son métier, il me faisait un peu peur, il parlait fort une langue
que je n'ai jamais comprise, l'alsacien, je crois même qu'il n' a jamais su
le français (je me souviens des visites, avec ma grand mère Germaine, dans
une rue du village toute champêtre, une maison à gauche de la rue, vers la
gare, chez madame Grumbach, nous prenions du thé et des gâteaux). Le père
Grumbach a sollicité Mongrandpère pour "faire Mineyane". Il y a une
communauté juive ancestrale à Bollwiller, petit village de la plaine, situé à
une dizaine de kilomètres de Mulhouse et autant du pied des Vosges et les
premières pentes du Hartmannswillerkopf. Le souvenir du café et le souvenir
de la "forêt de jambes" ne sont pas le même souvenir. J'ai recours
aux "artifices d'une transfiguration mensongère" dont parle René
Louis Desforêts dans "Face à l'immémorable" pour tenter
d'expliquer, de situer, de développer, comme la photo dans le bac, sous la
lumière rouge, le souvenir de la "forêt de jambes", qui en lui-même
ne veut strictement rien dire. Je rajoute, je raboute d'autres souvenirs de
la même époque ou d'autres encore, très postérieurs de dix ou quinze ans.
Mais, dans le souvenir de la "forêt de jambes", je revois très
précisément jusqu'à la forme de certaines chaussures, je distingue encore
dessus la couleur de la boue des cours de fermes, je revois les bas des
pantalons bleu marine, souvent finement rayés de blanc, à l'époque. Grumbach
a enrôlé Mongrandpère pour "faire Mineyane" à la schule (la
synagogue, en langue alsacienne et en yiddish à la fois). "Faire
Mineyane" : traditionnellement, il est nécessaire que dix hommes au
dessus de l'âge de la bar-mitsva soient présents pour que tout office
religieux puisse se dérouler. C'est une sorte de quorum. A cette époque, on
manquait déjà parfois d'hommes pour faire Mineyane à tous les coups (les
femmes ne comptaient pas, je crois). Mongrandpère, malgré son ancienne
profession de fabriquant de pain azyme sous la surveillance du grand rabbinat
et tout le toutim n'était ni très pratiquant ni même très croyant. Tout le
monde le savait, bien entendu, dans le village. On n'allait pas jusqu'à le
traiter de mécréant, comme il n'embêtait personne on ne l'embêtait pas, il
était tout de même un bon juif. Il rendait volontiers service à la communauté
dont il entendait rester juste à la marge. On venait donc le chercher pour
"faire Mineyane", pour faire le dixième, quand on était à court de
juifs. La plupart du temps, pour ne pas dire toujours, il acceptait de bonne
grâce. Je nous vois nous hâter dans la petite rue de la schule (mais, je l'ai
déjà dit, ce n'est pas le même souvenir). La porte en bois grince, nous
entrons, et c'est la "forêt de jambes". Le souvenir s'arrête là,
brutalement. En réalité je ne sais pas vraiment ce que je fais là. c'est Mongrandpère qui m'a raconté bien plus tard
qu'il m'emmenait à la schule avec lui quand on lui demandait de dépanner pour
"faire Mineyane". Puis petit à petit, il n'y a plus eu du tout
assez de juifs dans le village pour pratiquer les offices à la synagogue. Ils
ne sont plus, maintenant que deux ou trois vieux, de l'âge de mes parents,
qui sont resté là, allez savoir pourquoi. La synagogue, qui date de 1652, ne
fonctionne plus. Bollwiller est devenue une banlieue difficile de Mulhouse
avec des cités et des voitures qui brûlent au moment des étés chauds. Après la guerre, Mongrandpère,
revenu de l'Exode, trouva sa maison vidée et pillée. Fataliste et sans
rancune, il fit, dans le même village, l'acquisition d'une grande maison de
deux étages avec une cour nue et caillouteuse, territoire insécure d'une
basse-cour toujours sur le qui vive. Il y avait une pompe en fonte cannelée
sur l'unique bras de laquelle nous pesions de tout notre poids pour faire
couler, dans une auge qui ne servait plus depuis longtemps, un filet d'eau
glacée et claire. Tout autour, de nombreuses dépendances, granges, ateliers
divers. Au fond, un appentis, salle aux trésors obscure, à l'odeur de
champignons, où nous ne pénétrions que sous la tutelle de Mongrandpère, où
rouillaient les boites en fer blanc emplies des choses qu'on ne jette jamais
à la campagne, clous, vis rouillées, boulon grippés, vieux joints de
caoutchouc cuits, et où les planches et découpes d'agglo empilées contre les
murs noirs pourrissaient en silence. J'ai le souvenir de l'éclat de la
lumière à travers les carreaux d'une porte vitrée qui donnait directement sur
un gros ruisseau et des herbes folles. C'était comme la porte des étoiles :
on franchissait le seuil et son retrouvait en pleine nature. Le chant
guilleret du ruisseau, la fraîcheur, le verger, les cerises et les
mirabelles, contrastant avec le décor austère et désertique de la cour, nous impressionnaient. Mongrandpère n'était pas ce qu'on
appelle un vrai pêcheur, mais de temps en temps, il jetait dans le ruisseau
une bouteille de lait vide retenue par une ficelle nouée au goulot. Il la
retirait quelque temps après, grouillant d'un banc scintillant de petits
poissons qui étaient entrés et n'avaient pas su retrouver la sortie,
disait-il. Ce que nous faisions des poissons, je ne m'en souviens plus,
certainement pas une friture. Mais les poulets de la cour finissaient bel et
bien à la cocotte, ce expliquait leur air toujours inquiet. Nous ne mangions
pas du poulet un jour particulier, pas forcément le dimanche, ni le samedi.
Nous mangions les poulets quand les poussins avaient assez grandi. Quand le
temps était venu, Mongrandpère se mettait alors à se promener, mine de rien,
les mains derrière le dos, au milieu de la basse cour. Les poules se
poussaient, avec ce gloussement réprobateur qui leur donnerait presque un air
intelligent. Mongrandpère se baissait soudain. Les poules s’écartaient tout
ensemble comme une vague, dans un grand et bref froissement. Quand il se
relevait, il tenait un volatile à peine étonné entre ses mains. Mongrandpère
prenait le couteau de cuisine posé sur un bord de l’auge et lui coupait la
tête, d’un coup sec avant qu’il ait compris quoi que ce soit. Le geste
n’était pas si facile. Il arrivait que le poulet, la tête déjà tranchée,
tombe en se débattant sur le sol sur ses pattes, comprenant alors trop tard,
comme à retardement, qu’il allait mourir mais en étant déjà mort, et se mette
à courir tout droit, laissant là sa tête, mais sans succès durable. Sur
l’instant, nous riions, mais n’en parlions plus jamais après. La cour était
ce qu’on appelle aujourd’hui un véritable parc à thème Ainsi, une autre
grange était bondée de sacs de grains, sentait bon et donnait envie d’éternuer.
Il y avait là aussi de majestueux tas de blé attendant d’être ensaché dans
lesquels nous nous vautrions comme le font les enfants dans les piscines à
bulles modernes, et une énorme machine aux rouages compliqués, l’ensacheuse,
qui fonctionnait de temps en temps en faisant trembler tout le bâtiment. Nous
y pénétrions, en secret bien sûr, dans le noir, en suivant les maigres rayons
blancs du soleil filtrés par les planches disjointes. A combien de noyades et
de suffocations avons-nous sans le savoir alors échappé ? L’activité du
village n’était pas principalement agricole. C’était un village ouvrier. Il y
avait surtout les mines de potasse d’Alsace. Les puits Rodolphe 1 et Rodolphe
2. Beaucoup de maisons du village étaient des maisons ouvrières avec petits
jardins ouvriers et nains en céramique ouvrieux venus de l’Allemagne toute
proche où ils étaient encore plus populaires. Souvent, Mongrandpère nous
emmenait promener vers les puits au moment des changements de poste et nous
regardions les grandes roues des molettes tourner dans le paysage immobile.
Des wagons-trémies attendaient placidement la « recette » du jour et les
motrices qui les emmèneraient à Mulhouse ou encore plus loin. Puis nous
revenions par la gare où passait aussi la micheline jaune et rouge avec ses
bruits de clochettes. Nous essayions d’apercevoir les deux petits cochons
Gaston et Joséphine, héros du livre d’images que nous parcourions le soir
avant d’éteindre, qui partaient pour Paris, penchés à la fenêtre agiter leurs
mouchoirs pour nous faire au revoir. Mongrandpère avait la vue perçante : il
ne les ratait jamais et leur rendait leur salut en agitant la main. Nous,
hélas, nous étions trop petits mais avions la foi du charbonnier. Nous
n’avons jamais désespéré. |