Pascal
Quignard, dans ses "Petits Traités", écrit : " Au XVIIº
et au XVIIIº siècles, on ne disait pas "nature morte". C'était
alors l'époque de la production de tableaux nocturnes, qui représentaient
dans leur nuit des victuailles ou des objets de la vie ordinaire. Les
Hollandais disaient des "vies immobiles". Les Espagnols
disaient des "peintures de cave où on vend du vin et du
jambon". Les Français disaient des "vies coyes", des
" vies silencieuses", qui est formé sur la forme latine et
savante "quiète". Le lecteur est une "nature
morte". C'est une "vie coye". Il
écrit encore : " Quand en 1609, Aemard Hennequin dit qu’Ambroise
lisait à recoy, il songe à ces peintures coyes qui ont envahi toute
l'Europe. Il y a une vie en cachette du monde ; elle est indépendante
de la parole qui "entretient " les hommes entre eux sous forme
de sociétés. Il y a une "part à soi" de l'âme à quoi un
langage silencieux correspond. Les lèvres ne frémissent plus : elles
sont comme des fleurs et des petits animaux morts. Comme des huîtres.
Comme des luths muets. Comme des chandelles. Elles sont comme des cartes
ou des gaufres." Je
traite de l'accueil. Je
dirai ceci : l'accueil est " le soin coy". Ceci
est le petit traité de l'accueil. PETIT TRAITÉ DE L'ACCUEIL * Didier
Robin dit : Accueillir c'est tenter de donner corps à l'altérité. * Georges
Perec applique à la lettre la formule stendhalienne du roman - "Le
roman est un miroir que l'on promène le long des chemins"- Il
s'efforce de transformer le lecteur, la consistance de sa réalité, en
une fiction diaphane. C'est du livre lui-même, en tant qu'objet matériel,
miroir devenu puits, que jaillissent, se répandent, mille inventions
concrètes et merveilleuses qui ravissent littéralement le lecteur dont
l'espace s'amplifie tout à coup à la vie, mode d'emploi. * Les
dessins de M. C. Escher, sans seulement "mettr en crise" la
relation d'une forme et d'un fond, font vibrer la coéxistance d'au
moins deux réalités ravies de leur radicale disjonction. * James
Joyce écrit :
L'arbre ciel d'étoiles
Lourd d'humides
Fruits bleu nuit * L'accueil
est le préalable au soin. C'est un passage obligé de ce cheminement
qui est la rencontre thérapeutique. En croyant soigner on ne fait
qu'accueillir : ce qui est à la fois énorme et loin du compte. Pas de
soin sans accueil. Le soin immédiat se situe dans la lettre de la loi
du 27 juin 1990, et uniquement là. * Si
on compare le parcours de la psychiatrie de secteur à un jeu de l'oie,
l'accueil occupe-t-il la case de l’auberge espagnole ou bien celle du
pont qui réunit deux rives ? Entre la case départ, les urgences, et la
case d'arrivée, le foyer de postcure, où posez-vous votre pion accueil
? * Maurice
Béreau dit : Accueillir c'est tenter de créer un espace privé dans
des lieux communs. * Christian
de Portzamparc dit que c'est peut-être le peintre en lui qui parvient
à bien dépasser le débat formalisme-fonctionnalisme, à poser
autrement la question de la forme. Ce qu'il fait émerger dans le
travail d'architecte, c'est qu'il n'y a jamais une seule forme juste
pour une fonction, et que, réciproquement, aucun lieu et aucune forme
ne doit avoir un seul usage, un seul sens. * Comme
l'architecture la psychiatrie de secteur est un art double. * La
première charnière entre la psychiatrie de secteur et l'architecture
est le thème de la solitude. * Sa
manière parfois turbulente d'occuper l'espace, témoigne qu'il est sans
cesse traversé par d'autres espaces. C'est une solitude traversée de
multitudes. Celui que j'accueille ne sait pas être seul. On dit qu'il
souffre de solitude. C'est faux : Il ne sait pas rester seul une minute.
Ce dont il souffre c'est de son incapacité à la solitude. Accueillir
n'est pas palier les affres de la solitude, c'est restaurer le pouvoir
d'être seul. * De
quoi les gens ont-ils besoin ? De se retrouver. Seuls parmi les autres. * Solidaires
de solitudes. René
Char a donné à Lucien Bonnafé le titre d'un très bel article en
1992. * Le
rire n'est pas le propre de l'homme : le singe, l’hyène et le
perroquet le lui disputent assez bien. Plus que le rire, enfermer son
prochain est le propre de l'homme. * Ce
n'est pas du tout parce que l'homme est un animal social que l'asile est
cette si monstrueuse caricature de la société, c'est parce qu'il est
une collection forcée d'individus réunis là involontairement. Il faut
relire la magistrale description du Lager par Primo Lévi dans les
"naufragés et les rescapés" sur les concentrations de
solitudes sans solidarités. En matière de soins, le collectif ne peut
se concevoir qu'au service de l'individuel, comme instrument destiné à
soutenir les singularités. Il n'est sûrement pas orthopédique, il ne
prépare en rien à la vie sociale. * Ce
que nous apprend la Science est que l'individuation n’est jamais achevée
mais est un mouvement permanent dans un aller et retour entre le milieu
et le sujet, entre le collectif et l'individu. Je dis bien : mouvement.
Francis Jeanson nomme ce mouvement : l'émergence de la fonction sujet.
Cette émergence, sa simple possibilité même, n'est jamais donnée
d'avance. Emergence,
on n'a pas assez employé ce vocable. Il convient parfaitement à ce que
l'accueil tente de dire. * L'accueil
est phénoménologue. Pas structuraliste. * On
doit parler de " rapports de responsabilité soignante" de la
même manière dont Karl Marx parlait de " rapport de
production". De toute façon, toute élaboration du soin en
psychiatrie de secteur procède du rapport de production. * Toute
la question de l'existence de Djamel pouvait tenir en cette
interrogation : "Est-ce que c'est parce que je fabrique des
produits finis que je dois nécessairement en être un ?" * Jean
Oury dit : la dimension éthique, c'est le rapport, la mesure qu'il y a
entre son propre désir et sa propre action. C'est souvent bien
difficile à articuler concrètement ! Il est donc essentiel de mettre
en place ce qui permet qu'il y ait de l’interprétation, de la décision,
du désir ou si l'on veut, ce qui rend une relation de confiance
absolue, d'une confiance qui fait que ce n'est pas pour "quelque
chose" qu'on est là, mais parce qu’on est là". * Etre
là, c'est être présent. Etre présent, c'est être en avant de soi. * Henri
Madliney dit que jamais maintenant ne se maintient. Le présent n'est
pas permanent, il est perpétuel. À chaque fois nouveau. À chaque fois
nous sommes en lui à l'origine de la forme du temps. Et si le à chaque
fois repose sur la possibilité d'une succession, cette succession n'est
jamais générale, elle est toujours celle de l'être unique qui suis présent. * Accueillir.
Se sortir de soi pour donner corps à l'altérité. En termes énergétiques,
c'est un système instable, ça peut se dissiper, partir en fumée.
L'accueil n'est pas tant la lueur rassurante de la flamme au fond de la
caverne que l'étincelle du briquet battu qui révèle les fresques sur
la pierre en un instant qui ne reviendra peut-être jamais. * La
distance thérapeutique : de nos jours, on n'a que ce mot là à la
bouche. Etre "à la bonne distance". Comme si la proximité thérapeutique
avait quelque chose d'obscène, voire même de criminel ou au moins de
l'ordre de la faute professionnelle. On aura beau dire : accueillir
quelqu'un c'est avant tout tenter de s'en
rapprocher, d'en être, justement à la bonne distance. * Quand
j'accueille, je ne peux pas me perdre dans l'autre, puisque je le
reconnais fondamentalement comme autre. C'est un autre pareil à moi.
Mettons que ce n'est pas sans risque - la fameuse fascination de la
folie -. Celui qui ne prend jamais ce risque, n'est-il pas en proie à
la haine de la folie dont parle Bonnafé. * Dans
la société telle qu’elle est, accueillir c'est forcément être du côté
de ceux qu'on accueille, il y en a assez, dans la société telle
qu'elle est, qui sont contre ceux-là. Dans
le "Personnage du Psychiatre", texte qui est à Bonnafé ce
que l’autoportrait est à Picasso, où il
ne situe pas le soignant et le soigné sur deux plans différents,
à deux dimensions, sans épaisseurs et radicalement séparés, mais en
perspective l'un de l'autre, dans un espace à trois dimensions, unique
mais partageable et mutuel. * L'accueil
impossible existe bien. Quel spécialiste de l'accueil ne l'a pas
rencontré ? Le suicide, par exemple peut dire l'impossibilité de
l'accueil. Un
jour, André, qui se suicidait avec acharnement m'avait adressé ce
dessin : sa propre sépulture, avec une pierre tombale. Il y avait noté
l'épitaphe : "Ci-gît un être vivant". * Philippe
gifle sa sœur adorée et s'enfuit de la maison. Mais
dehors, c'est le mal absolu. Le monde n'a d'yeux que pour lui, le fils
maudit. On le regarde, on lui trouve une drôle de tête, une tête de
frère incestueux, une tête de masturbateur ou peut-être même de
parricide. Philippe marche dans la ville déserte en ce début d'après
midi. Derrière chaque mur se cache un mort vivant, Philippe
traverse une ville de cauchemar. Il tente de se réfugier d'une maison
à l'autre. De celle de ses parents au Centre de Crise. Mais, pour lui
c'est une autre famille, une anti famille comme on dit anti matière.
Une anti famille avec des anti parents, les soignants et les anti frères
et sœurs, les patients, comme précisément Marguerite, la pute, l'anti
sœur qui a refusé ses avances. Au Centre de Crise, dans l'anti maison,
il tabasse l'anti sœur sans prévenir et s'enfuit avant l’arrivée
des flics. Déjà
il a joué le drame. Il a agressé le double négatif de sa sœur, avec
qui on dort si chastement (cette étrange comparaison, dans le récit de
sa mère, entre le chien et la sœur, le chien qui a des oreilles noires
comme les cheveux sur les oreilles de Christine). Il s'enfuit à
nouveau, l'horreur aux trousses. Enfer du voyage à rebours : du Centre
de Crise, il retourne chez ses parents, une fois encore à travers les
morts vivants hideux. Mais il ne peut se sentir abrité dans aucune
maison. Et
voilà que le père arrive.
Comme ça, ça fait entrée en scène. En fait, il rentre du travail,
tout simplement tard, en vrai. Gifle, à nouveau. Gifle le père, le
rival. Le père en reste "bouche bée", dira la mère : éberlué.
Il ne réagit pas. Il ne fait rien à Philippe. Il ne lui signifie rien.
Viré de son piédestal, il n'a pas eu le temps de s'en apercevoir.
Philippe, lui, tombe dans un puits sans fond. Disparaître. Après
l'acte sacrilège. Avaler le tube d'Urbanyl familial. Ne dort pas une
seconde. "Merde, ça ne tue même pas, cette saloperie !". Le
SAMU, appelé au téléphone, refuse d'intervenir : " il va dormir
deux jours, voilà tout", répond-on au téléphone - " Mais
je n'ai même pas dormi une heure ! Immortel, je vous dis ! Qui peut
donc me tuer ?" supplie-t-il. Toute la famille se rend aux
urgences. Personne n'y est capable de le tuer, il y dort quelques quarts
d'heures, n'y rencontre pas de psychiatre et se retrouve au petit matin
seul, mort vivant, sur la grande place bègue qui s'avance. Il
est ramené au CMP, seul. La famille s’est égaillée au travail où
on oublie tout. Il voit Paul, il voit Hélène qui le trouvent très mal
et appellent le Centre de Crise. J'ai lu le journal de bord et j'y ai
appris l'agression de Marguerite. Je ne sais encore rien du reste, sauf
le suicide, mais très vaguement, et rien de ce qui s'est passé avant,
les gifles. Je viens donc le chercher au CMP. Il est pâle, il tremble,
il est très mal, tout puissant. Il m'avertit : il démolira quiconque
se mettra sur sa route et ne garantit absolument rien quant à ses
retrouvailles avec Marguerite. Il n'est pas du tout impossible qu'il lui
écrase la tête. Que je me le tienne pour dit ! Je ne sais pas très
bien pourquoi nous nous sommes mis, tous les deux, à se jouer la comédie
du "ça va aller", "ça va tenir", "on va s'en
sortir", on va faire comme si, comme si c'est possible. Tout se
passe bien, un court moment. Nous voilà au Centre de Crise. Philippe
fait un effort surhumain pour rester calme une heure et ne pas parler à
Marguerite (comme il ne parle pas à sa sœur quand ils se sont chamaillés
et que la tension retombe toute seule). Mais ça lui coupe l'appétit,
il ne mange rien au déjeuner. Son angoisse aspire l'air, on suffoque.
Je pense à de l'air frais, à une promenade, les bords de Seine peut-être,
le calme de l'eau qui coule. Et puis José qui doit passer pour voir
Andrée. Il vaudrait mieux qu'ils ne se rencontrent pas, ces deux là.
Ils ont une vieille histoire. Philippe est d'accord pour la promenade.
(Il croisera tout de même José et rien ne se passera). * Erwing
Strauss dit : le connaître est au sentir ce que le mot est au cri * Nous
voilà au bord de la Seine : sur le chemin qui longe le fleuve vers Le
Coudray. C'est très étrange, c’est comme lors des entretiens
familiaux quand nous nous sentions, avec Paul, aspirés, neutralisés,
par la fausse chaleur de la famille. Je me sens aspiré par Philippe. Il
parle sans arrêt, ses fabulations habituelles : chaînes de vélo et
sang qui gicle et aussi le respect qu'il a pour moi et l'estime, etc.
Nous sommes sur le pont de faire demi-tour, nous avons atteint le bout
du chemin. Voilà que tout bascule. Philippe ordonne tout à coup :
"Allez, on va au café d'où je me suis fait vider, je règle mes
comptes, vous êtes témoin, je les allume tous devant vous et on se
tire" - " Philippe, ce n'est pas possible..." - "Ah
bon, pas possible, alors je me jette à l'eau". Et le voilà qui
descend les grosses pierres, commence à se déshabiller théâtralement,
fait mine de plonger et moi comme un imbécile, avec les passants qui
passent "Philippe, allez venez, c'est ridicule, Philippe, revenez
etc." Et lui qui continue de se déshabiller. Il me tient. Je
devrais m'enfuir et le laisser là, avec ses vêtements épars et son
plongeon ridicule. Mais quoi
? Prévenir les pompiers, la police ? Il y a un fou qui a décidé de
traverser la seine par zéro à l'ombre ? J'imagine l'incrédulité des
flics... Impossible de le laisser là. Piégé. Je cède au chantage
absurde avec le fol espoir d'avoir le dessus au bout du compte. Je lui
dis que j'accepte d'aller au café mais pour boire un café et rien
d'autre. " Mais bien sûr, on va boire un café, ça se passera très
bien, vous verrez". Il attrape la perche que, pas fier, je lui
tends. Il se rhabille à toute allure. Dame, il caille. Sur le retour je
lui dis qu'il me teint en otage, et je lui fais la gueule. Dans la
voiture, il fera mine de nous faire avoir un accident au moment où je
lui suggérerai une nouvelle fois de rentre sagement au Centre de Crise.
Je me fâche très fort. Il lâche le volant juste avant le mur.
Impossible de ne pas passer par le "Longchamp", le café. Je
suis hors de moi, et lui, hors de lui. Nous avalons deux cafés en
silence. Bien sûr, il ne se passe strictement rien, d'ailleurs il ne
c’est jamais rien passé au "Longchamp" avec Philippe, pas
plus de bagarre que de vidage, c'est l'évidence, alors pourquoi toute
cette mise en scène compliquée ? Finalement, retour au Vingt-six. Je
suis remonté comme une bombe qui se retient d'exploser. Comment
croyez-vous qu'est Philippe ? Et c’est alors que tout va très vite. L'adorable
Monsieur G. était venu, depuis la maison de retraite, faire une visite
dans l'entre temps. Philippe se met dans l'idée de l'emmener prendre un
café, encore. Il y a beaucoup de monde au Vingt-six, des patients, des
soignants, des stagiaires. C'est un bon public. Nous ne sommes pas
d'accord pour le laisser sortir seul - Mais pourquoi donc ? Nous aurions
très bien pu les laisser faire, que risquaient-ils, au fond - De toute
manière c'est exactement ce que Philippe cherche et que j'ai vainement
tenter d'éviter depuis plusieurs heures : une occasion de tout foutre
en l'air, de franchir le point de non-retour qui le mènera, le sait-il
déjà, au bout du chemin, à l'UMD. Il avait repéré un manche à
balai dans l'escalier du sous-sol. Il vient en frapper un grand coup sur
la table, style c'est moi qui commande ici. Brève bagarre pour lui
arracher le bâton. L’enchaînement des événements est maintenant
flou. On lui enlève le bâton. Il nous défie un par un. Viens te
battre si t'es un homme, etc. Il sautille sur place comme un boxeur, sûr
qu'on va lui faire une tête, nous sommes cinq contre lui... J'ai le
souvenir de Pierre quand il l'a sorti du bureau par le col dans un accès
de l'une de ses saintes colères, parce que tout ce bordel interrompait
un entretien. J’ai le souvenir de la terre des pots de fleurs jonchant
le parquet, je me souviens d'Andrée faisant tomber les restes d'une
vitre brisée. Je revois une chaise d'abord brandie dans ma direction
qui finalement vole dans la fenêtre avec fracas. J'ai le souvenir d'un
coup de savate de Philippe qui s'arrête à un centimètre de mon bas
ventre, je vois Olga qui lui hurle de se calmer, je ressens les moments
de flottement, de pause, entre deux ou trois flambées de violence
successives, je vois Philippe tourner comme un ours en cage. Je me
souviens d'un véritable champ de bataille, de ris et de gestes syncopés.
Il n'y a aucun blessé. Les flics arrivent dans un creux. L'un d'eux est
goguenard, l'autre thérapeute, comme au cinéma. Je me souviens que
Philippe les a suivis sans aucune difficulté. * La
responsabilité soignante n'est pas la responsabilité légale. Cette
dernière donne son assise au rapport de production du soin en
psychiatrie. Elle revient au médecin et fonde la hiérarchie de l'équipe.
La responsabilité soignante se rapporte à une éthique de l'engagement
qui n'a que faire des fonctions et des statuts. Il suffit de confondre
l'une et l'autre pour tout bloquer (quoique depuis peu soit apparue la
notion de "rôle propre infirmier" qui ne fait que rendre la
dialectique plus subtile. en établissant une opposition de corps
professionnels, elle consolide la contradiction au lieu de la résoudre) * Après
ça, Philippe a un parcours psychiatrique classique. L'escalade que nous
n'avions pas pu éviter continue, A l’hôpital psychiatrique où il
passe de nombreuses semaines dans les chambres d'isolement sans
jamais renoncer à sa colère il réussit un
jour à mettre le feu avec
un briquet subtilisé à un infirmier distrait. L'administration des hôpitaux
déteste les incendiaires, à vrai dire ils font peur. Cela lui vaut
le statut de "malade dangereux" sans qu'il ait jamais
porté la main sur quiconque. Il y a des services spéciaux pour
"malades dangereux", les U.M.D. Il y passe deux ans avant
d'accepter de rendre les armes. Ses parents ne l'ont jamais abandonné.
Nous les rencontrons désormais une fois par trimestre, tous les trois.
Philippe vit dans un studio, travaille dans un Centre d'Aide par le
Travail, prend du Leponex. Il est le capitaine de l'équipe vétéran de
tennis de table de la ville de S. * L'art-
thérapie est un pléonasme. Felix Guattari dit que l'acte de soigner
n'est rien d'autre qu'un processus de création comparable à celui
d'une œuvre d'art. C'est ce que James Joyce appelait "work in
progress" * Jean
Luc Godard dit : la beauté, c'est le commencement de la terreur que
nous sommes capables de supporter. * Vincent
Perdigon se demande si l'instant même où la mère prend dans ses bras
l'enfant auquel elle vient de donner naissance n'est pas le prototype de
tout accueil * L'inverse
de l’accueil, c'est l'abandon. Ce n'est pas le meurtre. L'accueil
suppose la vie. Accueillir ne ressuscite pas (de même que l'abandon ne
tue pas : il suppose un autre accueil, même improbable), mais on peut
mourir de ne pas être accueilli. * Aristote
dit que l'improbable a toutes les chances de se produire. * L'accueil
est un geste qui répond à un cri : la mère prend son enfant et le
porte à son sein. Le mouvement de l'accueil implique la rencontre d'un
espace individuel et d'un autre espace individuel. Il ne s'agit pas
d’interpénétration, ni d'appropriation, encore moins de fusion
(au fond Winnicot ne dit pas autre chose) mais de coexistences
d'espaces. Vincent Perdigon nomme ça : mutualité. * Michel
Serres distingue six figures de l'espace individuel : le pont, le puits,
le labyrinthe, l'hôtel, la prison et la mort. figures du jeu de l'Oie. Il
dit : "Le pont est un chemin qui connecte deux berges ou qui rend
une discontinuité continue. Ou qui franchit une fracture. Ou qui recoud
une fêlure. La communication était coupée, le pont la rétablit,
vertigineusement. Le puits est un trou dans l'espace, une déchirure
locale dans la variété. Il peut déconnecter un parcours qui y passe,
et le voyageur tombe, la chute du vecteur, mais il peut connecter des
variétés qui seraient empilées. Des feuilles, des feuillets, des
formations géologiques. Le pont est paradoxal, il connecte le déconnecté.
Le puits l'est plus encore, il déconnecte le déconnecté, mais il
connecte aussi le déconnecté. L'astronome
y tombe, la vérité en sort. Le dragon assassin y habite mais on
y puise l'eau de l’immortalité. Tante Dide la folle y jette la clé,
entendez bien la clé du
texte, mais il renferme tous les germes. Le puits de la mine germine, et
il se nomme Germinal. Et tout à coup je parle à plusieurs voix, je ne
sais plus marquer la limite entre le récit, le mythe, et la
science." * Georges
Perrec dit : vivre, c'est changer d'espaces en essayant de se cogner le
moins possible * Le
geste de l'accueil répond à un cri, un appel. Peut-on accueillir celui
qui ne demande pas à être accueilli ? Comment crie-t-il, celui qui ne
demande pas à être accueilli ? * Joaquim
secrète les pierres. En plus des glandes salivaires, il possède des
glandes minérales qui lui font pousser des galets dans la cavité
buccale, bien qu'ils lui occasionnent des difficultés d’articulation,
il ne nous les donne que
quand ils sont arrivés à maturité, un par un. Il pense que les bijoux
des femmes envoient des ondes. Il connaît la vérité sur chacun de
nous : nous nous trompons sur nous même, mais ce n'est pas de notre
faute. Lui seul connaît notre vrai prénom, notre âge véritable. Il
est le chef d'une grande famille, nous sommes tous des frères, des sœurs,
des pères, des mères, des oncles ou des cousins. Il recompose une généalogie
complexe où chacun d'entre nous a sa place. Madame R., que nous
accueillons depuis quelques semaines, est par exemple sa "quatrième
mère véritable" : après sa conception sur la lune, mais peut-être
est-il aussi bien le fils parthénogénétique de son grand-père
maternel Joaquim, il a fallu plus d'un ventre pour mener à bien sa
gestation. Il nous explique ainsi comment il a eu plusieurs mères
successives, comment il a glissé d'un utérus à l'autre, en autant de
naissances passagères, pour échouer, seulement quelques jours avant
son expulsion définitive dans la matrice de Rosa, la sorcière qui se
prétend sa mère unique. Mais il pourrait aussi bien être l'immaculée
conception ou s'être auto-engendré avec une pierre. Il n'est pas sûr
d'avoir été engendré par un être vivant (une chose minérale, un
sexe de pierre, un Golem), ce qui explique les utérus d'emprunt car en
cette matière les mères sont bien incertaines, d'ailleurs il a pratiqué
l'inceste avec beaucoup d'entre elles dont certaines sont aussi ses sœurs.
C'est ainsi qu'il est notre père à tous et qu'il est le père de ses
ancêtres. Rien de plus sûr pour renier José, bandit violent,
alcoolique pervers, mari de Rosa et violeur de ses propres filles. Comme
il n'est le fils d'aucun humain, les objets quotidiens perdent leur
statut d'objet et prennent vie comme les cartes à jouer d'Alice au Pays
des Merveilles. Il ingurgite des mixtures incroyables au risque de
s'empoisonner, il communique avec les ampoules électriques et les
chaises, mange de la paille, avale du papier, des billes ou des vis,
porte un anneau dans la narine qui est l'inverse de mes lunettes et qui
prouve que je dois faire l'amour avec sa sœur puisque je suis son père
à elle. * La
deuxième charnière entre l'architecture et la psychiatrie est le thème
de la séparation * Esquirol
dit en 1848 : "tout le monde a éprouvé ce saisissement indéfinissable
qui s'empare de nos êtres lorsque nous sommes subitement enlevés à
nos habitudes et nos afectiions. Soustraits à l'influence des choses et
des personnes au milieu desquelles il vivait l'aliéné éprouve dans le
premier instant de l'isolement, un étonnement suivit qui déconcerte
son délire et livre son intelligence à la direction que vont lui
donner des impressions nouvelles." * La
vérité d'un mur, c'est qu'il a été bâti par l'homme. Il y a deux
choses que font les murs : les murs enclosent, les murs abritent. Un mur
enclôt, il découpe un morceau d'espace, lui donne autonomie et le rend
d'un coup radicalement étranger au reste de l'espace. Un seul mur
construit entre deux points tout proches et les voilà projetés à des
années lumières l'un de l'autre. C'est un voyage intersidéral
immobile et sans espoir de retour. La prison qui enferme, l'exil qui éloigne,
le bannissement qui sépare à jamais, c'est le même. Le proscrit est
enfermé comme le prisonnier. * S'il
me sépare de l'objet désiré, le mur me donne cette sensation de
projection instantanée à l'infini, d'étirement et d'arrachement
douloureux d'espace donnant naissance à un espace autre. Mais à
l'inverse, ce même mur, s'il me protège de ce que je redoute n'est
jamais assez épais pour ne pas me faire sentir la proximité du danger.
Le Château, archétype de l'assemblage de murs est la figure de
l'espace qui peut me faire saisir l’ambiguïté de la clôture : ce
qui y est enclos est protégé mais sa muraille me fait courber la nuque
sous le poids d'une menace non proférée. * Les
murs enclosent, les murs abritent. Martin Heiddeger dit encore :
"Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce
qui nous est parent, c'est à dire dans ce qui est libre et qui ménage
toute chose en son être." Les murs sont capables de cette
contradiction : enclore et séparer, c'est à dire aliéner, et aussi
enclore et rassembler, c'est à dire abriter. Celui qui est abriter peut
exister en son être : il habite. Celui qui est séparé des hommes
n'habite pas, il ne s'appartient pas. * Etre
à l'abri dans ses quatre murs, comme on dit, à l'abri de la pluie et
du vent, des violences du monde autant que faire se peut, à l'abri des
autres aussi, des paroles et du bruit, en paix, constater sa propre
existence. S'appartenir. * Deux
espaces ne coïncideront jamais : celui du lieu d'accueil, qui est un
espace géométrique et celui du lieu de
l'accueil qui n'est pas un espace euclidien, mais un espace habité.
Ne prenons pas les vessies pour des lanternes. * De
même que l'espace transitionnel Winnicotien n'est pas un espace
euclidien, l'espace intime n'est pas un espace géométrique. * Martin
Heiddeger dit que bâtir est un acte sacré, dans le sens où c'est un
geste de l'homme qui le fait se désigner à ses propres yeux comme
existant. * L'intimité
ne peut se concevoir sans quelque chose qui l’abrite, littéralement :
murs, toits, maison. La pensée
intime n'est-elle pas elle aussi à l'abri, dans la boite crânienne,
lovée au détour chaud d'une circonvolution en volute ? * "Seul
ce qui est lui-même lieu peut accorder une place ; les choses qui sont
des lieux accordent seules des espaces ; un espace est ce qui est ménagé,
rendu libre, à l'intérieur d'une limite ; la limite n'est pas où
quelque chose cesse, mais ce à partir de quoi une chose commence à être",
dit Jacques Henric. * Il
y a des lieux d'accueil qui sont des bureaux d'admission, pire encore :
des salles d'urgence, pire encore : des psychiatres de garde. Le lieu de l'accueil est en revanche un espace intérieur. * Hannah
Arendt dit que le mot "public" désigne le monde lui-même est
commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons
individuellement. Ce monde n'est pas identique à la terre ou à la
nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale
de la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués
de main d'homme, ainsi qu'aux relations qui existent entre les habitants
de ce monde fait par l'homme. Vivre ensemble dans le monde : c'est dire
essentiellement qu'un monde d'objets se tient entre ceux qui l'ont en
commun, comme une table est située entre ceux qui s'assoient autour
d'elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même
temps les hommes. * Accueillir,
c'est tout un monde. * Synthèse
disjonctive : Escher la dessine, Jean Sébastien Bach la chante, le
sorcier Yaki la rêve. Toute vraie pratique psychiatrique la vit :
Accueillir. * Hannah
Arendt dit encore : "Vivre une vie entièrement privée, c'est
avant tout être privé des choses
essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité
qui provient de ce qu'on est vu et entendu par autrui, être privé
d'une relation "objective" avec les autres, qui provient de ce
qu'on est relié aux autres et séparés d'eux par l'intermédiaire d'un
monde commun d'objet, être privé de la possibilité d'accomplir
quelque chose de plus permanent que la vie. La privation tient à
l'absence des autres ; en ce qui les concerne l'homme privé n'apparaît
point, c'est donc comme s'il n'existait pas..." * Est-il
possible de concevoir une histoire de la séparation ? *
La première fois que je suis allé
rendre visite à Smaïl, je ne l'ai pas vu.
C'était dans le vieux temps des Mozards, vers le milieu des années
soixante dix, en hiver. C'était à Soisy sur Seine, en pleine ville.
Leur maison, on aurait dit un squat. D'ailleurs, on allait la vendre, le
propriétaire les chassait. Il y avait une grille rouillée, un jardin
aux mauvaises herbes gelées, une pièce nue avec un brasero. Les frères
de Smaïl y jetaient des bouts de planches ou de meubles cassés, le
visage fermé. Les fenêtres étaient ouvertes à cause de la fumée. Il
faisait froid, le brasero ne servait pas à grand chose. Rachid
m'impressionnait, il était jeune et violent. Il portait un blouson de
moto en cuir élimé, il avait déjà la voix éraillée. Mohamed
s'agitait comme un dément pour attiser le brasero. Les frères
parlaient arabe, ils faisaient comme si nous n'étions pas là. La mère
se tenait à l'écart. Elle était silencieuse, elle ne faisait rien
pour une fois, elle se chauffait de loin. Le père était mort depuis
longtemps. Il avait eu sa crise cardiaque. Zachia et Fatima, les deux
jeunes sœurs, n'étaient pas là, elles avaient compris comment sauver
leurs peaux. Il y avait Mustapha, le jumeau de Smaïl en folie, pas loin
de sa mère. Amar n'était pas encore né. Rachid n’était pas encore
marié. Il nous parla, il dit :"Smaïl, on n'en veut plus, il est
irrécupérable, vous n'avez qu'à le piquer. Comme un chien." Et
il se tut. Smaïl, dans une chambre à l'étage se pelait de froid et ne
voulait pas descendre. La mère s'excusait. Elle portait sur son visage
rond toute la misère du monde.
Quand je vis Smaïl, c'était quelques années plus tard, aux
Mozards. A cette époque là, il faisait de longs et fréquents séjours
à l'hôpital psychiatrique. Il avait de longs cheveux bouclés et
portait des pantalons patte d’éléphant à carreaux beiges et gris, récupérés.
Il prophétisait au cours d'une réunion soignants-soignés. Mustapha ne
faisait pas partie de l'assistance morne et muette.
C'est tout ce dont je me souviens de la jeunesse de Smaïl. Ça
pourrait être un rêve. Je n'ai pas connu le café à Soisy, la période
de gloire dont parlait toujours Smaïl, celle où le père régnait
derrière le bar, sur la famille, les clients et la communauté. Smaïl
disait qu'il était dur et juste. Il avait répudié la mère une première
fois et l'avait reprise quand l'autre femme était morte. Elle était
revenue sans rien dire et s'était remise au travail. Puis le père est
mort à son tour et la famille a tout perdu. Rachid est juste devenu un
petit chef de bande avec Mohamed pour
lieutenant et a continué de traiter la mère comme le père.
Maintenant, Rachid est un pépé. Il est chauve. Je ne sais pas
s'il est complètement rangé des barrières. On dirait un cave, en
pyjama rayé bleu ciel et blanc et petites lunettes de la sécu dans le
service de pneumo de l'hôpital où il se fait soigner pour l'asthme.
Mohamed aussi, on le voit à l'hôpital, mais aux urgences, quand des
copains de galère l'accompagnent pour se faire décuiter. Il
m'interpelle, en souvenir d'un vieux temps pas si bon que ça, où,
apprenti dealer, il avait reçu dans une rixe un coup de hache en pleine
figure. Il a gardé longtemps une cicatrice qui rayait son visage de
haut en bas. Maintenant, elle s'estompe. Il ne joue plus les caïds.
La prison l'a laminé. Il ne se drogue plus, il boit. Ça avilit encore
plus sûrement. Il y a quelques années, son neveu Amar, le neveu de Smaïl
et le fils de Rachid, celui qui jouait sous la table quand nous venions
voir Smaïl dans le nouveau taudis que la famille a habité plus tard à
Corbeil, m'a sévèrement agressé. Pour rien. Je n'ai du mon salut qu'à
la fuite. Je n'y suis jamais retourné. Je me dis qu'Amar, il doit avoir
dans les vingt deux vingt trois ans maintenant, il en avait seize à l'époque,
depuis longtemps les éducateurs ont baissé les bras, un jour il tuera
quelqu'un.
La mère, elle a fait le pèlerinage à La Mecque. On se demande
comment elle a pu se le payer, économiser sur quoi. C'est peut être
une bonne action de Rachid ou des deux filles Zachia et Fatima qui ont
fait des études, se sont mariées et ont une bonne vie. On a tous cru
qu'elle n'en reviendrait jamais, que Smaïl et Mustapha allaient définitivement
rester orphelins. Pas seulement parce que c'était l'année de cet
effroyable accident où des centaines de pèlerins s'étaient fait écraser
dans une bousculade, mais parce qu'elle était partie à bout de force,
un moment où Smaïl et Mustapha étaient plus fous que jamais et parce
que c'était la seule fois ou elle les laissait. Nous nous étions occupé
de notre mieux de Smaïl et de Mustapha en son absence et nous nous étions préparés à tout. Elle est revenue,
après une très longue absence, on n'y croyait plus, on aurait dit un
ange du ciel avec sa jolie bouille ronde et ses tatouages sous son fichu
blanc. Il fallait voir la joie de Smaïl et sa fierté, lui qui, comme
tous les autres hommes de la famille l'avait toujours traitée comme une
moins que rien. Ça lui avait donné un de ses fameux coups de sagesse
qui ne duraient pas mais qui était toujours ça de pris. Comme si c'était
lui, le Hadji. Ils recevaient gravement tous les deux, assis par terre
en tailleur sur les tomettes rouges de l'appartement, les femmes du
quartier qui leur faisaient les visites respectueuses traditionnelles.
Alors, on a à nouveau cru qu'elle allait encore mourir parce que
justement elle était revenue et que c'était la seule chose qui lui
restait à faire de mourir, parce qu'elle était vraiment très vieille
et qu'elle avait presque atteint la sainteté. Mais elle n'est pas
morte. Elle a continué à revenir. Au fond, toutes ces années, on a
toujours cru qu'elle allait mourir bientôt parce qu'elle ne pouvait
plus continuer à porter toute seule sans jamais se plaindre toute cette
famille déchirée, parce que ce n'est pas humain, parce qu'elle avait
droit à un peu de Paradis. Mais elle ne mourait pas, elle revenait
toujours du marché, on la voyait tourner le coin de la rue, avec son
cabas à roulettes, avancer en se balançant le regard droit devant
elle.
Elle n'est toujours pas morte. Peut être elle a cent ans, aucun
de ses enfants ne connaît son âge. C'est Smaïl qui va mourir le
premier, le premier de tous après le père, d'une forme de cancer du
poumon particulièrement incurable. Depuis qu'il est hospitalisé, elle
ne dort plus dans l'appartement aux tomettes rouges où ils continuent
de tous s'entasser, elle dort juste en face de l'hôpital, à
Montconseil, chez des cousins, pour être plus près de lui. Elle lui
rend visite tous les jours. Elle vient se planter en silence devant le
lit ou Smaïl la houspille comme il n'a jamais cesser de le faire, elle
ne s'assoie jamais et ne sort en soupirant que quand il dort, assommé
par la chimio, sans déranger personne.
Smaïl, avant, il ne dormait jamais. Il parlait toute la nuit, il
parlait tout le jour.
Non seulement il parle, mais il harangue, il vitupère, il
apostrophe, il menace. Les voisins viennent se plaindre à la
psychiatrie de secteur parce que la police ne veut pas se déranger et
finissent par déménager. Rien n'y fait, ni les mauvais traitements de
Rachid, ni les insultes d'Amar, ni les prières de la mère, ni les
grosses doses de neuroleptiques même rajoutés à son insu dans la
soupe. Il a une voix très grave et très forte. Il prédit tout et tout
le temps, il a quelque chose du prophète, voire de Dieu lui-même : il
fait le monde au fur et à mesure, c'est le tuteur céleste, le maître
de tout. Il parle de lui à la troisième personne, pas comme les
enfants mais comme les rois, fait l'inquisiteur et jette des anathèmes.
Ses lamentations sont plus tonitruantes que celles de Jérémie. A la
fin, tout le monde devient fou. Pas moyen de le faire taire. Même à
l'HP, parfois il met des mois à se taire et à dormir la nuit. Alors,
parfois, les frères lui sautent dessus, sauf Mustapha, sans demander
son avis à la mère, mais elle n'en peut pas plus que les autres, et le
déposent de force aux urgences comme un paquet. Là, personne n'ose
s'approcher de lui, il prend ça pour du respect, on appelle le
psychiatre de garde et on l'envoie à l'HP la plupart du temps contre
son gré.
C'est comme ça, qu'un jour, Smaïl arrive au Vingt-Six au lieu
d'atterrir à l'HP. Il aurait peut être préféré, lui, mais c'est une
époque où l'HP ne veut plus de lui. Le Vingt-Six, il n'a jamais
trouvé ça bien. Ses repères y sont tout chamboulés. Personne ne
respecte personne. Ça n'est pas ordonné, pas en règle, les infirmiers
n'obéissent pas aux médecins, et les "pensionnaires", c'est
encore pire, ils font ce qu'ils veulent : comme il n'y a pas de cafétéria,
on les retrouve toujours au café du coin, ils entrent et sortent sans
prévenir, passent même des nuits dehors et on ne sait pas où ils
sont, ils prennent leur traitement quand ils ont le temps parce qu'il
n'y a pas de distribution à heures fixes. Smaïl ne s'y retrouve plus.
L'absence d'ordre immuable l'empêche de tout prévoir à l'avance, ce
qui forcément nuit à ses qualités de prophète et diminue son
rendement de conseiller spécial du médecin chef. Et d'ailleurs il n'y
a même pas de médecin chef. Bref, Smaïl est de la vielle école, le
Vingt-Six n'est pas assez classique pour prophétiser correctement.
"Méfie-toi, méfie-toi, Le petit Smaïl te le dis, tu n'es pas obéi
comme il faut, les infirmiers, ils traitent mal les pensionnaires"
ne cesse-t-il de répéter de sa voix de basse noble pleine de trémolos
théâtraux.
Je suis le sujet de Smaïl, non pas seulement celui de son étrange royaume peuplé d'enfants morts ressuscités,
mais sujet-créature au service de
sa toute puissance. Smaïl
fixe les rôles : il se fait d'emblée Docteur Mabuse de peur d'être
lui-même abusé, possédé. Qui peut le plus, peut le moins : en contrôlant
l'univers, il contrôle son espace proche et du même coup le médecin
qu'il contient. Il y a parfois des ratés, des personnages plus ou moins
secondaires lui échappent.
Tout maître est contesté aux marges de ses terres : il y a toujours
une dissidence à mater, des contrevenants à tancer, des brebis égarées
à remettre sur le droit chemin. Ne jamais relâcher la vigilance, se méfier
de tout et de tous, on connaît ces paranoïas de tyrans. Je suis son
instrument. Je ne suis que la main qui signe des ordonnances télépathiques.
Il ne faut soigner que lui. A tout instant. S'il possède son médecin,
c'est plus pour en avoir toujours un près de lui que pour le tenir à
distance. D'autres aussi, au plus fort de leur angoisse, disent qu'ils
sont psychiatres ou chirurgiens. On dit qu'ils refusent les soins. C'est
faux. Ils en veulent trop. La souffrance se retourne en doigt de gant :
quand on va encore plus que très mal, il arrive qu'on ne meure pas, il
arrive qu'on passe de l'autre côté du miroir, on devient médecin...
ou Napoléon.
Aujourd'hui je reçois l'oncle Amar et la mère de Smaïl. Je
n'ai pas revu l'oncle Amar depuis quinze ans. L'Oncle Amar c'est le frère
du père. Il vit à El Biar, près d'Alger, deux de ses enfants
sont médecins. On dirait qu'il n'a pas vieilli malgré tout ce temps,
bien propret, rasé de près sous sa toque de mouton. Il reste un homme
du peuple mais son français policé et suranné a quelque chose de
noble. Un côté Algérie française qui rassure... C'est un homme bon,
un sage. La maman est belle et lisse sous son foulard et ses tatouages.
Ses mains sont posées sur ses genoux. Elle suit la conversation avec
attention mais n'intervient pas. Je ne l'ai jamais entendue dire plus de
trois mots en français C'est l'oncle qui parle pour elle. Depuis un
moment elle a le projet de retourner en Algérie, dans sa belle-famille.
Bien sûr, elle voudrait emmener Smaïl et Mustapha, pas question
qu'elle s'en sépare. Mais Smaïl se soigne à l'hôpital, comment faire
? L'oncle Amar pose de questions précises sur la maladie et le
pronostic, je lui réponds avec franchise. J’observe la mère : elle a
tout compris, elle ne sourcille même pas. Trois mots suffisent à l'oncle pour tout traduire. Il prend
la décision : Smaïl serait trop mal soigné s'il retournait maintenant
en Algérie, surtout avec les événements, il vaut mieux que nous
continuions à nous en occuper. Je le pense aussi. La mère approuve
avec un soupir.
Deux semaines après son arrivée au Vingt Six,
Smaïl ne dormait toujours pas. Il passait ses nuits à arpenter
la maison de haut en bas, faisait craquer terriblement les marches de
l'escalier et hurlait ses imprécations. Personne ne dormait. Il
mangeait très peu et s'écroulait parfois quelques heures dans un
sommeil comateux d'où il n'émergeait que pour hurler plus fort. Nous
ne pouvions pas l'approcher, impressionnés par cette colère
inextinguible dont nous savions bien ne pas être la cause mais dont
nous redoutions les effets. Malgré tout, Smaïl acceptait
les traitements que nous lui proposions, y compris injectables,
mais rien n'y faisait. Nous ne savions plus à quel saint nous vouer.
Les autres patients se terraient dans leurs chambres, la fatigue se
lisait sur les visages.
Il fallait absolument une idée, sous peine de renoncement. C'est
Dany qui l'eut, un jour de réunion du jeudi.
Elle s'était souvenue d'une berceuse kabyle dont elle avait lu
les paroles dans un recueil : *
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