Pascal Quignard, dans ses "Petits Traités", écrit : " Au XVIIº et au XVIIIº siècles, on ne disait pas "nature morte". C'était alors l'époque de la production de tableaux nocturnes, qui représentaient dans leur nuit des victuailles ou des objets de la vie ordinaire. Les Hollandais disaient des "vies immobiles". Les Espagnols disaient des "peintures de cave où on vend du vin et du jambon". Les Français disaient des "vies coyes", des " vies silencieuses", qui est formé sur la forme latine et savante "quiète". Le lecteur est une "nature morte". C'est une "vie coye".

Il écrit encore : " Quand en 1609, Aemard Hennequin dit qu’Ambroise lisait à recoy, il songe à ces peintures coyes qui ont envahi toute l'Europe. Il y a une vie en cachette du monde ; elle est indépendante de la parole qui "entretient " les hommes entre eux sous forme de sociétés. Il y a une "part à soi" de l'âme à quoi un langage silencieux correspond. Les lèvres ne frémissent plus : elles sont comme des fleurs et des petits animaux morts. Comme des huîtres. Comme des luths muets. Comme des chandelles. Elles sont comme des cartes ou des gaufres."

 

Je traite de l'accueil.

 

Je dirai ceci : l'accueil est " le soin coy".

 

Ceci est le petit traité de l'accueil.

 

 

PETIT TRAITÉ DE L'ACCUEIL

 

 

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Didier Robin dit : Accueillir c'est tenter de donner corps à l'altérité.

 

 

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Georges Perec applique à la lettre la formule stendhalienne du roman - "Le roman est un miroir que l'on promène le long des chemins"- Il s'efforce de transformer le lecteur, la consistance de sa réalité, en une fiction diaphane. C'est du livre lui-même, en tant qu'objet matériel, miroir devenu puits, que jaillissent, se répandent, mille inventions concrètes et merveilleuses qui ravissent littéralement le lecteur dont l'espace s'amplifie tout à coup à la vie, mode d'emploi.

 

 

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Les dessins de M. C. Escher, sans seulement "mettr en crise" la relation d'une forme et d'un fond, font vibrer la coéxistance d'au moins deux réalités ravies de leur radicale disjonction.

 

 

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James Joyce écrit :

                                                L'arbre ciel d'étoiles

                                                Lourd d'humides

                                                Fruits bleu nuit

 

 

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L'accueil est le préalable au soin. C'est un passage obligé de ce cheminement qui est la rencontre thérapeutique. En croyant soigner on ne fait qu'accueillir : ce qui est à la fois énorme et loin du compte. Pas de soin sans accueil. Le soin immédiat se situe dans la lettre de la loi du 27 juin 1990, et uniquement là.

 

 

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Si on compare le parcours de la psychiatrie de secteur à un jeu de l'oie, l'accueil occupe-t-il la case de l’auberge espagnole ou bien celle du pont qui réunit deux rives ? Entre la case départ, les urgences, et la case d'arrivée, le foyer de postcure, où posez-vous votre pion accueil ?

 

 

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Maurice Béreau dit : Accueillir c'est tenter de créer un espace privé dans des lieux communs.

 

 

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Christian de Portzamparc dit que c'est peut-être le peintre en lui qui parvient à bien dépasser le débat formalisme-fonctionnalisme, à poser autrement la question de la forme. Ce qu'il fait émerger dans le travail d'architecte, c'est qu'il n'y a jamais une seule forme juste pour une fonction, et que, réciproquement, aucun lieu et aucune forme ne doit avoir un seul usage, un seul sens.

 

 

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Comme l'architecture la psychiatrie de secteur est un art double.

 

 

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La première charnière entre la psychiatrie de secteur et l'architecture est le thème de la solitude.

 

 

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Sa manière parfois turbulente d'occuper l'espace, témoigne qu'il est sans cesse traversé par d'autres espaces. C'est une solitude traversée de multitudes. Celui que j'accueille ne sait pas être seul. On dit qu'il souffre de solitude. C'est faux : Il ne sait pas rester seul une minute. Ce dont il souffre c'est de son incapacité à la solitude.

Accueillir n'est pas palier les affres de la solitude, c'est restaurer le pouvoir d'être seul.

 

 

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De quoi les gens ont-ils besoin ? De se retrouver. Seuls parmi les autres.

 

 

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Solidaires de solitudes.

René Char a donné à Lucien Bonnafé le titre d'un très bel article en 1992.

 

 

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Le rire n'est pas le propre de l'homme : le singe, l’hyène et le perroquet le lui disputent assez bien. Plus que le rire, enfermer son prochain est le propre de l'homme.

 

 

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Ce n'est pas du tout parce que l'homme est un animal social que l'asile est cette si monstrueuse caricature de la société, c'est parce qu'il est une collection forcée d'individus réunis là involontairement. Il faut relire la magistrale description du Lager par Primo Lévi dans les "naufragés et les rescapés" sur les concentrations de solitudes sans solidarités. En matière de soins, le collectif ne peut se concevoir qu'au service de l'individuel, comme instrument destiné à soutenir les singularités. Il n'est sûrement pas orthopédique, il ne prépare en rien à la vie sociale.

 

 

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Ce que nous apprend la Science est que l'individuation n’est jamais achevée mais est un mouvement permanent dans un aller et retour entre le milieu et le sujet, entre le collectif et l'individu. Je dis bien : mouvement. Francis Jeanson nomme ce mouvement : l'émergence de la fonction sujet. Cette émergence, sa simple possibilité même, n'est jamais donnée d'avance.

Emergence, on n'a pas assez employé ce vocable. Il convient parfaitement à ce que l'accueil tente de dire.

 

 

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L'accueil est phénoménologue. Pas structuraliste.

 

 

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On doit parler de " rapports de responsabilité soignante" de la même manière dont Karl Marx parlait de " rapport de production". De toute façon, toute élaboration du soin en psychiatrie de secteur procède du rapport de production.

 

 

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Toute la question de l'existence de Djamel pouvait tenir en cette interrogation : "Est-ce que c'est parce que je fabrique des produits finis que je dois nécessairement en être un ?"

 

 

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Jean Oury dit : la dimension éthique, c'est le rapport, la mesure qu'il y a entre son propre désir et sa propre action. C'est souvent bien difficile à articuler concrètement ! Il est donc essentiel de mettre en place ce qui permet qu'il y ait de l’interprétation, de la décision, du désir ou si l'on veut, ce qui rend une relation de confiance absolue, d'une confiance qui fait que ce n'est pas pour "quelque chose" qu'on est là, mais parce qu’on est là".

 

 

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Etre là, c'est être présent. Etre présent, c'est être en avant de soi.

 

 

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Henri Madliney dit que jamais maintenant ne se maintient. Le présent n'est pas permanent, il est perpétuel. À chaque fois nouveau. À chaque fois nous sommes en lui à l'origine de la forme du temps. Et si le à chaque fois repose sur la possibilité d'une succession, cette succession n'est jamais générale, elle est toujours celle de l'être unique qui suis présent.

 

 

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Accueillir. Se sortir de soi pour donner corps à l'altérité. En termes énergétiques, c'est un système instable, ça peut se dissiper, partir en fumée. L'accueil n'est pas tant la lueur rassurante de la flamme au fond de la caverne que l'étincelle du briquet battu qui révèle les fresques sur la pierre en un instant qui ne reviendra peut-être jamais.

 

 

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La distance thérapeutique : de nos jours, on n'a que ce mot là à la bouche. Etre "à la bonne distance". Comme si la proximité thérapeutique avait quelque chose d'obscène, voire même de criminel ou au moins de l'ordre de la faute professionnelle. On aura beau dire : accueillir quelqu'un c'est avant tout tenter de s'en  rapprocher, d'en être, justement à la bonne distance.

 

 

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Quand j'accueille, je ne peux pas me perdre dans l'autre, puisque je le reconnais fondamentalement comme autre. C'est un autre pareil à moi. Mettons que ce n'est pas sans risque - la fameuse fascination de la folie -. Celui qui ne prend jamais ce risque, n'est-il pas en proie à la haine de la folie dont parle Bonnafé.

 

 

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Dans la société telle qu’elle est, accueillir c'est forcément être du côté de ceux qu'on accueille, il y en a assez, dans la société telle qu'elle est, qui sont contre ceux-là.

Dans le "Personnage du Psychiatre", texte qui est à Bonnafé ce que l’autoportrait est à Picasso, où il  ne situe pas le soignant et le soigné sur deux plans différents, à deux dimensions, sans épaisseurs et radicalement séparés, mais en perspective l'un de l'autre, dans un espace à trois dimensions, unique mais partageable et mutuel.

 

 

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L'accueil impossible existe bien. Quel spécialiste de l'accueil ne l'a pas rencontré ? Le suicide, par exemple peut dire l'impossibilité de l'accueil.

Un jour, André, qui se suicidait avec acharnement m'avait adressé ce dessin : sa propre sépulture, avec une pierre tombale. Il y avait noté l'épitaphe : "Ci-gît un être vivant".

 

 

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Philippe gifle sa sœur adorée et s'enfuit de la maison.

 

Mais dehors, c'est le mal absolu. Le monde n'a d'yeux que pour lui, le fils maudit. On le regarde, on lui trouve une drôle de tête, une tête de frère incestueux, une tête de masturbateur ou peut-être même de parricide. Philippe marche dans la ville déserte en ce début d'après midi. Derrière chaque mur se cache un mort vivant,

 

Philippe traverse une ville de cauchemar. Il tente de se réfugier d'une maison à l'autre. De celle de ses parents au Centre de Crise. Mais, pour lui c'est une autre famille, une anti famille comme on dit anti matière. Une anti famille avec des anti parents, les soignants et les anti frères et sœurs, les patients, comme précisément Marguerite, la pute, l'anti sœur qui a refusé ses avances. Au Centre de Crise, dans l'anti maison, il tabasse l'anti sœur sans prévenir et s'enfuit avant l’arrivée des flics.

 

Déjà il a joué le drame. Il a agressé le double négatif de sa sœur, avec qui on dort si chastement (cette étrange comparaison, dans le récit de sa mère, entre le chien et la sœur, le chien qui a des oreilles noires comme les cheveux sur les oreilles de Christine). Il s'enfuit à nouveau, l'horreur aux trousses. Enfer du voyage à rebours : du Centre de Crise, il retourne chez ses parents, une fois encore à travers les morts vivants hideux. Mais il ne peut se sentir abrité dans aucune maison.

 

Et voilà que le père  arrive. Comme ça, ça fait entrée en scène. En fait, il rentre du travail, tout simplement tard, en vrai. Gifle, à nouveau. Gifle le père, le rival. Le père en reste "bouche bée", dira la mère : éberlué. Il ne réagit pas. Il ne fait rien à Philippe. Il ne lui signifie rien. Viré de son piédestal, il n'a pas eu le temps de s'en apercevoir. Philippe, lui, tombe dans un puits sans fond. Disparaître. Après l'acte sacrilège. Avaler le tube d'Urbanyl familial. Ne dort pas une seconde. "Merde, ça ne tue même pas, cette saloperie !". Le SAMU, appelé au téléphone, refuse d'intervenir : " il va dormir deux jours, voilà tout", répond-on au téléphone - " Mais je n'ai même pas dormi une heure ! Immortel, je vous dis ! Qui peut donc me tuer ?" supplie-t-il. Toute la famille se rend aux urgences. Personne n'y est capable de le tuer, il y dort quelques quarts d'heures, n'y rencontre pas de psychiatre et se retrouve au petit matin seul, mort vivant, sur la grande place bègue qui s'avance.

 

Il est ramené au CMP, seul. La famille s’est égaillée au travail où on oublie tout. Il voit Paul, il voit Hélène qui le trouvent très mal et appellent le Centre de Crise. J'ai lu le journal de bord et j'y ai appris l'agression de Marguerite. Je ne sais encore rien du reste, sauf le suicide, mais très vaguement, et rien de ce qui s'est passé avant, les gifles. Je viens donc le chercher au CMP. Il est pâle, il tremble, il est très mal, tout puissant. Il m'avertit : il démolira quiconque se mettra sur sa route et ne garantit absolument rien quant à ses retrouvailles avec Marguerite. Il n'est pas du tout impossible qu'il lui écrase la tête. Que je me le tienne pour dit ! Je ne sais pas très bien pourquoi nous nous sommes mis, tous les deux, à se jouer la comédie du "ça va aller", "ça va tenir", "on va s'en sortir", on va faire comme si, comme si c'est possible. Tout se passe bien, un court moment. Nous voilà au Centre de Crise. Philippe fait un effort surhumain pour rester calme une heure et ne pas parler à Marguerite (comme il ne parle pas à sa sœur quand ils se sont chamaillés et que la tension retombe toute seule). Mais ça lui coupe l'appétit, il ne mange rien au déjeuner. Son angoisse aspire l'air, on suffoque. Je pense à de l'air frais, à une promenade, les bords de Seine peut-être, le calme de l'eau qui coule. Et puis José qui doit passer pour voir Andrée. Il vaudrait mieux qu'ils ne se rencontrent pas, ces deux là. Ils ont une vieille histoire. Philippe est d'accord pour la promenade. (Il croisera tout de même José et rien ne se passera).

 

 

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Erwing Strauss dit : le connaître est au sentir ce que le mot est au cri

 

 

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Nous voilà au bord de la Seine : sur le chemin qui longe le fleuve vers Le Coudray. C'est très étrange, c’est comme lors des entretiens familiaux quand nous nous sentions, avec Paul, aspirés, neutralisés, par la fausse chaleur de la famille. Je me sens aspiré par Philippe. Il parle sans arrêt, ses fabulations habituelles : chaînes de vélo et sang qui gicle et aussi le respect qu'il a pour moi et l'estime, etc. Nous sommes sur le pont de faire demi-tour, nous avons atteint le bout du chemin. Voilà que tout bascule. Philippe ordonne tout à coup : "Allez, on va au café d'où je me suis fait vider, je règle mes comptes, vous êtes témoin, je les allume tous devant vous et on se tire" - " Philippe, ce n'est pas possible..." - "Ah bon, pas possible, alors je me jette à l'eau". Et le voilà qui descend les grosses pierres, commence à se déshabiller théâtralement, fait mine de plonger et moi comme un imbécile, avec les passants qui passent "Philippe, allez venez, c'est ridicule, Philippe, revenez etc." Et lui qui continue de se déshabiller. Il me tient. Je devrais m'enfuir et le laisser là, avec ses vêtements épars et son plongeon ridicule. Mais  quoi ? Prévenir les pompiers, la police ? Il y a un fou qui a décidé de traverser la seine par zéro à l'ombre ? J'imagine l'incrédulité des flics... Impossible de le laisser là. Piégé. Je cède au chantage absurde avec le fol espoir d'avoir le dessus au bout du compte. Je lui dis que j'accepte d'aller au café mais pour boire un café et rien d'autre. " Mais bien sûr, on va boire un café, ça se passera très bien, vous verrez". Il attrape la perche que, pas fier, je lui tends. Il se rhabille à toute allure. Dame, il caille. Sur le retour je lui dis qu'il me teint en otage, et je lui fais la gueule. Dans la voiture, il fera mine de nous faire avoir un accident au moment où je lui suggérerai une nouvelle fois de rentre sagement au Centre de Crise. Je me fâche très fort. Il lâche le volant juste avant le mur. Impossible de ne pas passer par le "Longchamp", le café. Je suis hors de moi, et lui, hors de lui. Nous avalons deux cafés en silence. Bien sûr, il ne se passe strictement rien, d'ailleurs il ne c’est jamais rien passé au "Longchamp" avec Philippe, pas plus de bagarre que de vidage, c'est l'évidence, alors pourquoi toute cette mise en scène compliquée ? Finalement, retour au Vingt-six. Je suis remonté comme une bombe qui se retient d'exploser. Comment croyez-vous qu'est Philippe ? Et c’est alors que tout va très vite.

 

L'adorable Monsieur G. était venu, depuis la maison de retraite, faire une visite dans l'entre temps. Philippe se met dans l'idée de l'emmener prendre un café, encore. Il y a beaucoup de monde au Vingt-six, des patients, des soignants, des stagiaires. C'est un bon public. Nous ne sommes pas d'accord pour le laisser sortir seul - Mais pourquoi donc ? Nous aurions très bien pu les laisser faire, que risquaient-ils, au fond - De toute manière c'est exactement ce que Philippe cherche et que j'ai vainement tenter d'éviter depuis plusieurs heures : une occasion de tout foutre en l'air, de franchir le point de non-retour qui le mènera, le sait-il déjà, au bout du chemin, à l'UMD. Il avait repéré un manche à balai dans l'escalier du sous-sol. Il vient en frapper un grand coup sur la table, style c'est moi qui commande ici. Brève bagarre pour lui arracher le bâton. L’enchaînement des événements est maintenant flou. On lui enlève le bâton. Il nous défie un par un. Viens te battre si t'es un homme, etc. Il sautille sur place comme un boxeur, sûr qu'on va lui faire une tête, nous sommes cinq contre lui... J'ai le souvenir de Pierre quand il l'a sorti du bureau par le col dans un accès de l'une de ses saintes colères, parce que tout ce bordel interrompait un entretien. J’ai le souvenir de la terre des pots de fleurs jonchant le parquet, je me souviens d'Andrée faisant tomber les restes d'une vitre brisée. Je revois une chaise d'abord brandie dans ma direction qui finalement vole dans la fenêtre avec fracas. J'ai le souvenir d'un coup de savate de Philippe qui s'arrête à un centimètre de mon bas ventre, je vois Olga qui lui hurle de se calmer, je ressens les moments de flottement, de pause, entre deux ou trois flambées de violence successives, je vois Philippe tourner comme un ours en cage. Je me souviens d'un véritable champ de bataille, de ris et de gestes syncopés. Il n'y a aucun blessé. Les flics arrivent dans un creux. L'un d'eux est goguenard, l'autre thérapeute, comme au cinéma. Je me souviens que Philippe les a suivis sans aucune difficulté.

 

 

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La responsabilité soignante n'est pas la responsabilité légale. Cette dernière donne son assise au rapport de production du soin en psychiatrie. Elle revient au médecin et fonde la hiérarchie de l'équipe. La responsabilité soignante se rapporte à une éthique de l'engagement qui n'a que faire des fonctions et des statuts. Il suffit de confondre l'une et l'autre pour tout bloquer (quoique depuis peu soit apparue la notion de "rôle propre infirmier" qui ne fait que rendre la dialectique plus subtile. en établissant une opposition de corps professionnels, elle consolide la contradiction au lieu de la résoudre)

 

 

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Après ça, Philippe a un parcours psychiatrique classique. L'escalade que nous n'avions pas pu éviter continue, A l’hôpital psychiatrique où il  passe de nombreuses semaines dans les chambres d'isolement sans jamais renoncer à sa colère  il  réussit un jour à mettre le feu  avec un briquet subtilisé à un infirmier distrait. L'administration des hôpitaux déteste les incendiaires, à vrai dire ils font peur. Cela lui vaut  le statut de "malade dangereux" sans qu'il ait jamais porté la main sur quiconque. Il y a des services spéciaux pour "malades dangereux", les U.M.D. Il y passe deux ans avant d'accepter de rendre les armes. Ses parents ne l'ont jamais abandonné. Nous les rencontrons désormais une fois par trimestre, tous les trois. Philippe vit dans un studio, travaille dans un Centre d'Aide par le Travail, prend du Leponex. Il est le capitaine de l'équipe vétéran de tennis de table de la ville de S.

 

 

 

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L'art- thérapie est un pléonasme. Felix Guattari dit que l'acte de soigner n'est rien d'autre qu'un processus de création comparable à celui d'une œuvre d'art. C'est ce que James Joyce appelait "work in progress"

 

 

 

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Jean Luc Godard dit : la beauté, c'est le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter.

 

 

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Vincent Perdigon se demande si l'instant même où la mère prend dans ses bras l'enfant auquel elle vient de donner naissance n'est pas le prototype de tout accueil

 

 

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L'inverse de l’accueil, c'est l'abandon. Ce n'est pas le meurtre. L'accueil suppose la vie. Accueillir ne ressuscite pas (de même que l'abandon ne tue pas : il suppose un autre accueil, même improbable), mais on peut mourir de ne pas être accueilli.

 

 

 

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Aristote dit que l'improbable a toutes les chances de se produire.

 

 

 

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L'accueil est un geste qui répond à un cri : la mère prend son enfant et le porte à son sein. Le mouvement de l'accueil implique la rencontre d'un espace individuel et d'un autre espace individuel. Il ne s'agit pas d’interpénétration, ni d'appropriation, encore moins de fusion  (au fond Winnicot ne dit pas autre chose) mais de coexistences d'espaces. Vincent Perdigon nomme ça : mutualité.

 

 

 

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Michel Serres distingue six figures de l'espace individuel : le pont, le puits, le labyrinthe, l'hôtel, la prison et la mort. figures du jeu de l'Oie.

Il dit : "Le pont est un chemin qui connecte deux berges ou qui rend une discontinuité continue. Ou qui franchit une fracture. Ou qui recoud une fêlure. La communication était coupée, le pont la rétablit, vertigineusement. Le puits est un trou dans l'espace, une déchirure locale dans la variété. Il peut déconnecter un parcours qui y passe, et le voyageur tombe, la chute du vecteur, mais il peut connecter des variétés qui seraient empilées. Des feuilles, des feuillets, des formations géologiques. Le pont est paradoxal, il connecte le déconnecté. Le puits l'est plus encore, il déconnecte le déconnecté, mais il connecte aussi le déconnecté. L'astronome  y tombe, la vérité en sort. Le dragon assassin y habite mais on y puise l'eau de l’immortalité. Tante Dide la folle y jette la clé, entendez  bien la clé du texte, mais il renferme tous les germes. Le puits de la mine germine, et il se nomme Germinal. Et tout à coup je parle à plusieurs voix, je ne sais plus marquer la limite entre le récit, le mythe, et la science."

 

 

 

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Georges Perrec dit : vivre, c'est changer d'espaces en essayant de se cogner le moins possible

 

 

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Le geste de l'accueil répond à un cri, un appel. Peut-on accueillir celui qui ne demande pas à être accueilli ? Comment crie-t-il, celui qui ne demande pas à être accueilli ?

 

 

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Joaquim secrète les pierres. En plus des glandes salivaires, il possède des glandes minérales qui lui font pousser des galets dans la cavité buccale, bien qu'ils lui occasionnent des difficultés d’articulation, il ne nous les donne  que quand ils sont arrivés à maturité, un par un. Il pense que les bijoux des femmes envoient des ondes. Il connaît la vérité sur chacun de nous : nous nous trompons sur nous même, mais ce n'est pas de notre faute. Lui seul connaît notre vrai prénom, notre âge véritable. Il est le chef d'une grande famille, nous sommes tous des frères, des sœurs, des pères, des mères, des oncles ou des cousins. Il recompose une généalogie complexe où chacun d'entre nous a sa place. Madame R., que nous accueillons depuis quelques semaines, est par exemple sa "quatrième mère véritable" : après sa conception sur la lune, mais peut-être est-il aussi bien le fils parthénogénétique de son grand-père maternel Joaquim, il a fallu plus d'un ventre pour mener à bien sa gestation. Il nous explique ainsi comment il a eu plusieurs mères successives, comment il a glissé d'un utérus à l'autre, en autant de naissances passagères, pour échouer, seulement quelques jours avant son expulsion définitive dans la matrice de Rosa, la sorcière qui se prétend sa mère unique. Mais il pourrait aussi bien être l'immaculée conception ou s'être auto-engendré avec une pierre. Il n'est pas sûr d'avoir été engendré par un être vivant (une chose minérale, un sexe de pierre, un Golem), ce qui explique les utérus d'emprunt car en cette matière les mères sont bien incertaines, d'ailleurs il a pratiqué l'inceste avec beaucoup d'entre elles dont certaines sont aussi ses sœurs. C'est ainsi qu'il est notre père à tous et qu'il est le père de ses ancêtres. Rien de plus sûr pour renier José, bandit violent, alcoolique pervers, mari de Rosa et violeur de ses propres filles. Comme il n'est le fils d'aucun humain, les objets quotidiens perdent leur statut d'objet et prennent vie comme les cartes à jouer d'Alice au Pays des Merveilles. Il ingurgite des mixtures incroyables au risque de s'empoisonner, il communique avec les ampoules électriques et les chaises, mange de la paille, avale du papier, des billes ou des vis, porte un anneau dans la narine qui est l'inverse de mes lunettes et qui prouve que je dois faire l'amour avec sa sœur puisque je suis son père à elle.

 

 

 

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La deuxième charnière entre l'architecture et la psychiatrie est le thème de la séparation

 

 

 

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Esquirol dit en 1848 : "tout le monde a éprouvé ce saisissement indéfinissable qui s'empare de nos êtres lorsque nous sommes subitement enlevés à nos habitudes et nos afectiions. Soustraits à l'influence des choses et des personnes au milieu desquelles il vivait l'aliéné éprouve dans le premier instant de l'isolement, un étonnement suivit qui déconcerte son délire et livre son intelligence à la direction que vont lui donner des impressions nouvelles."

 

 

 

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La vérité d'un mur, c'est qu'il a été bâti par l'homme. Il y a deux choses que font les murs : les murs enclosent, les murs abritent. Un mur enclôt, il découpe un morceau d'espace, lui donne autonomie et le rend d'un coup radicalement étranger au reste de l'espace. Un seul mur construit entre deux points tout proches et les voilà projetés à des années lumières l'un de l'autre. C'est un voyage intersidéral immobile et sans espoir de retour. La prison qui enferme, l'exil qui éloigne, le bannissement qui sépare à jamais, c'est le même. Le proscrit est enfermé comme le prisonnier.

 

 

 

 

 

 

 

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S'il me sépare de l'objet désiré, le mur me donne cette sensation de projection instantanée à l'infini, d'étirement et d'arrachement douloureux d'espace donnant naissance à un espace autre. Mais à l'inverse, ce même mur, s'il me protège de ce que je redoute n'est jamais assez épais pour ne pas me faire sentir la proximité du danger. Le Château, archétype de l'assemblage de murs est la figure de l'espace qui peut me faire saisir l’ambiguïté de la clôture : ce qui y est enclos est protégé mais sa muraille me fait courber la nuque sous le poids d'une menace non proférée.

 

 

 

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Les murs enclosent, les murs abritent. Martin Heiddeger dit encore : "Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est à dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose en son être." Les murs sont capables de cette contradiction : enclore et séparer, c'est à dire aliéner, et aussi enclore et rassembler, c'est à dire abriter. Celui qui est abriter peut exister en son être : il habite. Celui qui est séparé des hommes n'habite pas, il ne s'appartient pas.

 

 

 

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Etre à l'abri dans ses quatre murs, comme on dit, à l'abri de la pluie et du vent, des violences du monde autant que faire se peut, à l'abri des autres aussi, des paroles et du bruit, en paix, constater sa propre existence. S'appartenir.

 

 

 

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Deux espaces ne coïncideront jamais : celui du lieu d'accueil, qui est un espace géométrique et celui du lieu de l'accueil qui n'est pas un espace euclidien, mais un espace habité. Ne prenons pas les vessies pour des lanternes.

 

 

 

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De même que l'espace transitionnel Winnicotien n'est pas un espace euclidien, l'espace intime n'est pas un espace géométrique.

 

 

 

 

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Martin Heiddeger dit que bâtir est un acte sacré, dans le sens où c'est un geste de l'homme qui le fait se désigner à ses propres yeux comme existant.

 

 

 

 

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L'intimité ne peut se concevoir sans quelque chose qui l’abrite, littéralement : murs, toits, maison. La pensée intime n'est-elle pas elle aussi à l'abri, dans la boite crânienne, lovée au détour chaud d'une circonvolution en volute ?

 

 

 

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"Seul ce qui est lui-même lieu peut accorder une place ; les choses qui sont des lieux accordent seules des espaces ; un espace est ce qui est ménagé, rendu libre, à l'intérieur d'une limite ; la limite n'est pas où quelque chose cesse, mais ce à partir de quoi une chose commence à être", dit Jacques Henric.

 

 

 

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Il y a des lieux d'accueil qui sont des bureaux d'admission, pire encore : des salles d'urgence, pire encore : des psychiatres de garde. Le lieu de l'accueil est en revanche un espace intérieur.

 

 

 

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Hannah Arendt dit que le mot "public" désigne le monde lui-même est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement. Ce monde n'est pas identique à la terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d'homme, ainsi qu'aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par l'homme. Vivre ensemble dans le monde : c'est dire essentiellement qu'un monde d'objets se tient entre ceux qui l'ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s'assoient autour d'elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes.

 

 

 

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Accueillir, c'est tout un monde.

 

 

 

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Synthèse disjonctive : Escher la dessine, Jean Sébastien Bach la chante, le sorcier Yaki la rêve. Toute vraie pratique psychiatrique la vit : Accueillir.

 

 

 

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Hannah Arendt dit encore : "Vivre une vie entièrement privée, c'est avant tout être privé des  choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce qu'on est vu et entendu par autrui, être privé d'une relation "objective" avec les autres, qui provient de ce qu'on est relié aux autres et séparés d'eux par l'intermédiaire d'un monde commun d'objet, être privé de la possibilité d'accomplir quelque chose de plus permanent que la vie. La privation tient à l'absence des autres ; en ce qui les concerne l'homme privé n'apparaît point, c'est donc comme s'il n'existait pas..."

 

 

 

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Est-il possible de concevoir une histoire de la séparation ?

 

 

 

 

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        La première fois que je suis allé  rendre visite à Smaïl, je ne l'ai pas vu.

 

        C'était dans le vieux temps des Mozards, vers le milieu des années soixante dix, en hiver. C'était à Soisy sur Seine, en pleine ville. Leur maison, on aurait dit un squat. D'ailleurs, on allait la vendre, le propriétaire les chassait. Il y avait une grille rouillée, un jardin aux mauvaises herbes gelées, une pièce nue avec un brasero. Les frères de Smaïl y jetaient des bouts de planches ou de meubles cassés, le visage fermé. Les fenêtres étaient ouvertes à cause de la fumée. Il faisait froid, le brasero ne servait pas à grand chose. Rachid m'impressionnait, il était jeune et violent. Il portait un blouson de moto en cuir élimé, il avait déjà la voix éraillée. Mohamed s'agitait comme un dément pour attiser le brasero. Les frères parlaient arabe, ils faisaient comme si nous n'étions pas là. La mère se tenait à l'écart. Elle était silencieuse, elle ne faisait rien pour une fois, elle se chauffait de loin. Le père était mort depuis longtemps. Il avait eu sa crise cardiaque. Zachia et Fatima, les deux jeunes sœurs, n'étaient pas là, elles avaient compris comment sauver leurs peaux. Il y avait Mustapha, le jumeau de Smaïl en folie, pas loin de sa mère. Amar n'était pas encore né. Rachid n’était pas encore marié. Il nous parla, il dit :"Smaïl, on n'en veut plus, il est irrécupérable, vous n'avez qu'à le piquer. Comme un chien." Et il se tut. Smaïl, dans une chambre à l'étage se pelait de froid et ne voulait pas descendre. La mère s'excusait. Elle portait sur son visage rond toute la misère du monde.

 

        Quand je vis Smaïl, c'était quelques années plus tard, aux Mozards. A cette époque là, il faisait de longs et fréquents séjours à l'hôpital psychiatrique. Il avait de longs cheveux bouclés et portait des pantalons patte d’éléphant à carreaux beiges et gris, récupérés. Il prophétisait au cours d'une réunion soignants-soignés. Mustapha ne faisait pas partie de l'assistance morne et muette.

 

        C'est tout ce dont je me souviens de la jeunesse de Smaïl. Ça pourrait être un rêve. Je n'ai pas connu le café à Soisy, la période de gloire dont parlait toujours Smaïl, celle où le père régnait derrière le bar, sur la famille, les clients et la communauté. Smaïl disait qu'il était dur et juste. Il avait répudié la mère une première  fois et l'avait reprise quand l'autre femme était morte. Elle était revenue sans rien dire et s'était remise au travail. Puis le père est mort à son tour et la famille a tout perdu. Rachid est juste devenu un petit chef de bande avec Mohamed pour  lieutenant et a continué de traiter la mère comme le père.

 

        Maintenant, Rachid est un pépé. Il est chauve. Je ne sais pas s'il est complètement rangé des barrières. On dirait un cave, en pyjama rayé bleu ciel et blanc et petites lunettes de la sécu dans le service de pneumo de l'hôpital où il se fait soigner pour l'asthme. Mohamed aussi, on le voit à l'hôpital, mais aux urgences, quand des copains de galère l'accompagnent pour se faire décuiter. Il m'interpelle, en souvenir d'un vieux temps pas si bon que ça, où, apprenti dealer, il avait reçu dans une rixe un coup de hache en pleine figure. Il a gardé longtemps une cicatrice qui rayait son visage de haut en bas. Maintenant, elle s'estompe. Il ne joue plus les caïds. La prison l'a laminé. Il ne se drogue plus, il boit. Ça avilit encore plus sûrement. Il y a quelques années, son neveu Amar, le neveu de Smaïl et le fils de Rachid, celui qui jouait sous la table quand nous venions voir Smaïl dans le nouveau taudis que la famille a habité plus tard à Corbeil, m'a sévèrement agressé. Pour rien. Je n'ai du mon salut qu'à la fuite. Je n'y suis jamais retourné. Je me dis qu'Amar, il doit avoir dans les vingt deux vingt trois ans maintenant, il en avait seize à l'époque, depuis longtemps les éducateurs ont baissé les bras, un jour il tuera quelqu'un.

 

        La mère, elle a fait le pèlerinage à La Mecque. On se demande comment elle a pu se le payer, économiser sur quoi. C'est peut être une bonne action de Rachid ou des deux filles Zachia et Fatima qui ont fait des études, se sont mariées et ont une bonne vie. On a tous cru qu'elle n'en reviendrait jamais, que Smaïl et Mustapha allaient définitivement rester orphelins. Pas seulement parce que c'était l'année de cet effroyable accident où des centaines de pèlerins s'étaient fait écraser dans une bousculade, mais parce qu'elle était partie à bout de force, un moment où Smaïl et Mustapha étaient plus fous que jamais et parce que c'était la seule fois ou elle les laissait. Nous nous étions occupé de notre mieux de Smaïl et de Mustapha en son absence  et nous nous étions préparés à tout. Elle est revenue, après une très longue absence, on n'y croyait plus, on aurait dit un ange du ciel avec sa jolie bouille ronde et ses tatouages sous son fichu blanc. Il fallait voir la joie de Smaïl et sa fierté, lui qui, comme tous les autres hommes de la famille l'avait toujours traitée comme une moins que rien. Ça lui avait donné un de ses fameux coups de sagesse qui ne duraient pas mais qui était toujours ça de pris. Comme si c'était lui, le Hadji. Ils recevaient gravement tous les deux, assis par terre en tailleur sur les tomettes rouges de l'appartement, les femmes du quartier qui leur faisaient les visites respectueuses traditionnelles. Alors, on a à nouveau cru qu'elle allait encore mourir parce que justement elle était revenue et que c'était la seule chose qui lui restait à faire de mourir, parce qu'elle était vraiment très vieille et qu'elle avait presque atteint la sainteté. Mais elle n'est pas morte. Elle a continué à revenir. Au fond, toutes ces années, on a toujours cru qu'elle allait mourir bientôt parce qu'elle ne pouvait plus continuer à porter toute seule sans jamais se plaindre toute cette famille déchirée, parce que ce n'est pas humain, parce qu'elle avait droit à un peu de Paradis. Mais elle ne mourait pas, elle revenait toujours du marché, on la voyait tourner le coin de la rue, avec son cabas à roulettes, avancer en se balançant le regard droit devant elle.

 

        Elle n'est toujours pas morte. Peut être elle a cent ans, aucun de ses enfants ne connaît son âge. C'est Smaïl qui va mourir le premier, le premier de tous après le père, d'une forme de cancer du poumon particulièrement incurable. Depuis qu'il est hospitalisé, elle ne dort plus dans l'appartement aux tomettes rouges où ils continuent de tous s'entasser, elle dort juste en face de l'hôpital, à Montconseil, chez des cousins, pour être plus près de lui. Elle lui rend visite tous les jours. Elle vient se planter en silence devant le lit ou Smaïl la houspille comme il n'a jamais cesser de le faire, elle ne s'assoie jamais et ne sort en soupirant que quand il dort, assommé par la chimio, sans déranger personne.

 

        Smaïl, avant, il ne dormait jamais. Il parlait toute la nuit, il parlait tout le jour.

        Non seulement il parle, mais il harangue, il vitupère, il apostrophe, il menace. Les voisins viennent se plaindre à la psychiatrie de secteur parce que la police ne veut pas se déranger et finissent par déménager. Rien n'y fait, ni les mauvais traitements de Rachid, ni les insultes d'Amar, ni les prières de la mère, ni les grosses doses de neuroleptiques même rajoutés à son insu dans la soupe. Il a une voix très grave et très forte. Il prédit tout et tout le temps, il a quelque chose du prophète, voire de Dieu lui-même : il fait le monde au fur et à mesure, c'est le tuteur céleste, le maître de tout. Il parle de lui à la troisième personne, pas comme les enfants mais comme les rois, fait l'inquisiteur et jette des anathèmes. Ses lamentations sont plus tonitruantes que celles de Jérémie. A la fin, tout le monde devient fou. Pas moyen de le faire taire. Même à l'HP, parfois il met des mois à se taire et à dormir la nuit. Alors, parfois, les frères lui sautent dessus, sauf Mustapha, sans demander son avis à la mère, mais elle n'en peut pas plus que les autres, et le déposent de force aux urgences comme un paquet. Là, personne n'ose s'approcher de lui, il prend ça pour du respect, on appelle le psychiatre de garde et on l'envoie à l'HP la plupart du temps contre son gré.

 

        C'est comme ça, qu'un jour, Smaïl arrive au Vingt-Six au lieu d'atterrir à l'HP. Il aurait peut être préféré, lui, mais c'est une époque où l'HP ne veut plus de lui.  Le Vingt-Six, il n'a jamais trouvé ça  bien. Ses repères y sont tout chamboulés. Personne ne respecte personne. Ça n'est pas ordonné, pas en règle, les infirmiers n'obéissent pas aux médecins, et les "pensionnaires", c'est encore pire, ils font ce qu'ils veulent : comme il n'y a pas de cafétéria, on les retrouve toujours au café du coin, ils entrent et sortent sans prévenir, passent même des nuits dehors et on ne sait pas où ils sont, ils prennent leur traitement quand ils ont le temps parce qu'il n'y a pas de distribution à heures fixes. Smaïl ne s'y retrouve plus. L'absence d'ordre immuable l'empêche de tout prévoir à l'avance, ce qui forcément nuit à ses qualités de prophète et diminue son rendement de conseiller spécial du médecin chef. Et d'ailleurs il n'y a même pas de médecin chef. Bref, Smaïl est de la vielle école, le Vingt-Six n'est pas assez classique pour prophétiser correctement. "Méfie-toi, méfie-toi, Le petit Smaïl te le dis, tu n'es pas obéi comme il faut, les infirmiers, ils traitent mal les pensionnaires" ne cesse-t-il de répéter de sa voix de basse noble pleine de trémolos théâtraux.

 

        Je suis le sujet de Smaïl, non pas seulement celui  de son étrange royaume peuplé d'enfants morts ressuscités, mais sujet-créature au service  de sa  toute puissance. Smaïl fixe les rôles : il se fait d'emblée Docteur Mabuse de peur d'être lui-même abusé, possédé. Qui peut le plus, peut le moins : en contrôlant  l'univers, il contrôle son espace proche et du même coup le médecin qu'il contient. Il y a parfois des ratés, des personnages plus ou moins secondaires  lui échappent. Tout maître est contesté aux marges de ses terres : il y a toujours une dissidence à mater, des contrevenants à tancer, des brebis égarées à remettre sur le droit chemin. Ne jamais relâcher la vigilance, se méfier de tout et de tous, on connaît ces paranoïas de tyrans. Je suis son instrument. Je ne suis que la main qui signe des ordonnances télépathiques. Il ne faut soigner que lui. A tout instant. S'il possède son médecin, c'est plus pour en avoir toujours un près de lui que pour le tenir à distance. D'autres aussi, au plus fort de leur angoisse, disent qu'ils sont psychiatres ou chirurgiens. On dit qu'ils refusent les soins. C'est faux. Ils en veulent trop. La souffrance se retourne en doigt de gant : quand on va encore plus que très mal, il arrive qu'on ne meure pas, il arrive qu'on passe de l'autre côté du miroir, on devient médecin... ou Napoléon.

       

        Aujourd'hui je reçois l'oncle Amar et la mère de Smaïl. Je n'ai pas revu l'oncle Amar depuis quinze ans. L'Oncle Amar c'est le frère du père. Il vit à El Biar, près d'Alger, deux de ses enfants sont médecins. On dirait qu'il n'a pas vieilli malgré tout ce temps, bien propret, rasé de près sous sa toque de mouton. Il reste un homme du peuple mais son français policé et suranné a quelque chose de noble. Un côté Algérie française qui rassure... C'est un homme bon, un sage. La maman est belle et lisse sous son foulard et ses tatouages. Ses mains sont posées sur ses genoux. Elle suit la conversation avec attention mais n'intervient pas. Je ne l'ai jamais entendue dire plus de trois mots en français C'est l'oncle qui parle pour elle. Depuis un moment elle a le projet de retourner en Algérie, dans sa belle-famille. Bien sûr, elle voudrait emmener Smaïl et Mustapha, pas question qu'elle s'en sépare. Mais Smaïl se soigne à l'hôpital, comment faire ? L'oncle Amar pose de questions précises sur la maladie et le pronostic, je lui réponds avec franchise. J’observe la mère : elle a tout compris, elle ne sourcille même pas.  Trois mots suffisent à l'oncle pour tout traduire. Il prend la décision : Smaïl serait trop mal soigné s'il retournait maintenant en Algérie, surtout avec les événements, il vaut mieux que nous continuions à nous en occuper. Je le pense aussi. La mère approuve avec un soupir.

       

        Deux semaines après son arrivée au Vingt Six,  Smaïl ne dormait toujours pas. Il passait ses nuits à arpenter la maison de haut en bas, faisait craquer terriblement les marches de l'escalier et hurlait ses imprécations. Personne ne dormait. Il mangeait très peu et s'écroulait parfois quelques heures dans un sommeil comateux d'où il n'émergeait que pour hurler plus fort. Nous ne pouvions pas l'approcher, impressionnés par cette colère inextinguible dont nous savions bien ne pas être la cause mais dont nous redoutions les effets. Malgré tout, Smaïl acceptait  les traitements que nous lui proposions, y compris injectables, mais rien n'y faisait. Nous ne savions plus à quel saint nous vouer. Les autres patients se terraient dans leurs chambres, la fatigue se lisait sur les visages.

 

        Il fallait absolument une idée, sous peine de renoncement. C'est Dany qui l'eut, un jour de réunion du jeudi.  Elle s'était souvenue d'une berceuse kabyle dont elle avait lu les paroles dans un recueil :

 

 

 

 

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