J'ai
eu vingt ans dans les années soixante, quelques mois après les évènements
de mai soixante-huit. Le boulevard Saint Michel dont je voudrais parler
date à peu près de mes vingt ans. Il en est des lieux comme des
livres. Vous pensez vous y tenir, mais ce sont eux qui se tiennent en
vous, qui vous tiennent. Vous y déambulez, mais ils sont déjà depuis
longtemps une partie de vos pieds, de vos jambes, de vos yeux. Il ne
s'agit pas de paysages. Il ne s'agit pas d'images. ces lieux - ou ces
livres - vous habitent plus que vous les avez habités. A vrai dire,
vous les avez assimilés, incorporés. Vous vous êtes faits de leur
rumeur, de leurs couleurs et de leurs personnages. Quand vous les avez
quittés ou que vous les avez refermés, ils vous ont manqué. La
nostalgie d'eux vous vient souvent. Pourtant vous ne les avez pas
perdus, ils sont déjà en vous : depuis longtemps, ils sont une de vos
poutres maîtresses. Je parle des livres, aussi, parce que je viens d'en
refermer un comme on n'en lit pas souvent. Un de ceux qui sont comme un
fleuve qui vous emporte, un de ceux à l'intérieur desquels on se sent
voler en une apesanteur sans fin. Terminez le, refermez le pour la dernière
fois, et c'est le contact brutal avec le sol : les lieux que vous avez
parcourus, d'abord neufs, puis familiers, les personnages, d'abord
intrus, puis vite amis intimes vous manquent tout à coup. Vous vous
sentez orphelins, abandonnés. C'est comme une séparation, un deuil. La
tristesse de la perte vous envahit. Et pourtant, ces mots écrits, ces
personnages, par l'alchimie merveilleuse de la seule littérature,
sont entrés en vous. Convertis en chair vive par le lent métabolisme
de la lecture, ils sont là, qui errent, ébahis, égarés sur je ne sais
quel Boul'mich intérieur, à votre propre recherche.
C'est une émotion que vous avez aussi ressentie parfois à
l'apparition du mot "fin" au cinéma : ce n'est pas forcément
parce que les personnages vous avaient à ce point ému que vous avez
senti
les larmes vous envahir, c'est parce que vous les aviez aimé très fort
et
qu'ils venaient de partir sans même vous dire au revoir. Il avait fallu vous
lever, quitter la salle en emportant leur absence avec vous. C'est peut
être, au théâtre, la fonction du "salut" des acteurs après
que le rideau se soit refermé. Il s'ouvre à nouveau et les voilà qui
reviennent. La joie de les revoir vous fait battre des mains. Au théâtre,
contrairement à ce qu'on croit, on n'applaudit pas les acteurs.
Pourquoi les applaudirait-on ? Ils ne sont faits que de chair et de sang. Ce
sont les personnages, les vrais, les seuls qui vivent vraiment, qu'on applaudit,
parce que ,là, au moins, pendant ce salut, ils nous font leurs adieux.
Nous leur
rendons cet au revoir avec gratitude. Notre peine à les quitter est
adoucie. On ne peut pas le faire au cinéma, car les personnages ne
sont que des images, on ne peut pas le faire dans les livres, car ils ne sont que des
mots. C'est pourquoi notre détresse est plus forte. Le livre dont je
parle est "L'Équilibre de Monde" de Rohinton Mistry. Ainsi,
maintenant, il existe des bouts de moi qui sont fait de "tante Dina",
de "Maneck", d'"Ishvar", d'"Omprakash", du
"Maître des mendiants" et de "Shankar". Et il y en
a d'autres, plus anciens, plus denses encore,
qui sont faits de "Librairie soixante-treize", de
"Papeterie cent quinze", de "Literie Gerbault", de
"Café le Luco", de "Home Confort" et de "Motobecane".
Le boulevard Saint Michel n'existe plus, il n'a jamais existé, ou plutôt
si, il a existé une seule fois, il y a bien longtemps, je l'ai refermé
un jour comme un livre de ses librairies disparues et je l'ai rangé
chez moi sur une étagères. J'avais vingt ans, je ne laisserai dire à
personne que c'est le plus bel âge de la vie, etc.
Le
boulevard Saint Michel se monte (se remonte...) ou se descend. Quand je
sortais de chez moi je pouvais, soit "monter" le boulevard, m'éloigner
de la Seine, vers la rue du Val de Grâce, et plus loin, comme je l'ai déjà
dit, vers Port Royal (le métro) et Denfert (le Lion de Belfort), soit
Je pouvais le "descendre", me rapprocher de la Seine, vers la
rue Soufflot et plus loin la Sorbonne, les thermes de Cluny, et
m'enfoncer dans le "vrai" quartier latin, ses petites rues à
cinémas. Mais le Boulevard Saint Michel
qui me colle à la peau et aux os, est plus restreint : il s'étend
de la rue du Val de Grâce, où nous allions chercher le pain, à la rue
Soufflot ou je bifurquais deux fois par jour pour me rendre au lycée
Henri IV caché tout en haut derrière le Panthéon (rue Clovis), sur le
trottoir des numéros impairs. Le reste, les numéros pairs, l'autre
rive, on l'appelait "en face". La traversée du boulevard en
faisait déjà un lointain Far West. D’ailleurs on n’était plus
dans le même arrondissement, on était dans le sixième, la chaussée
constituait la frontière entre le cinquième et le sixième
arrondissement. Il y avait
pourtant là l'épicier "Déroches", auvergnat à béret et
grand tablier bleu, sa femme derrière la caisse, dans l'ombre, et son
fils étudiant, maniant comme il se doit, les caisses de bouteilles de
rouge. Il y avait aussi la rue Herschel ou avait habité Gabrielle, ma
première nounou, et plus loin, au-delà de la rue Auguste Comte, qui
prolonge la rue de l’Abbé de l’Epée vers le sixième, les grilles
du jardin du Luxembourg, avec les serres, la façade de l'école des
Mines et encore les grilles du Luxembourg jusqu’à la place Edmond
Rostand et ses cafés. C’est à partir de là, d’ailleurs, que le
boulevard plonge vraiment vers la Seine. Il s’incline nettement et, à
la hauteur du Lycée Saint Louis, par exemple, on peut dire que la pente
est tout à fait perceptible. En « remontant » à pied, du
carrefour avec le boulevard Saint Germain, il faut fournir, c’est
vrai, un certain effort. Mais du côté de la peau et des os, comme je
disais, c’est moins sportif, la promenade est pratiquement plate. A
vrai dire, nous sommes déjà « en haut » depuis plusieurs
centaines de mètres. A propos de Saint Germain et de Saint Michel, je
les ai d’ailleurs toujours considérés comme deux frères un peu
ennemis, je veux dire les boulevards, pas les Saints (les Saints, je
doutent qu’ils se soient jamais connus). Je sais qu’il représentent
à eux deux emblématiquement le Quartier Latin, mais, en fait, ce qui
les sépare, à mon humble avis de simple natif, est plus grand que ce
qui les rapproche, en dehors du carrefour où ils se coupent (ils sont
bien obligés). J'admets qu'ils finissent tous les deux leur trajet dans
la Seine, et, même si celui du Saint Germain y commence, de toute façon,
aucun des deux n’est capable de la traverser. J’admets aussi
qu’ils bordent, l’un et l’autre, une place célèbrissime : La
Place Saint Germain des Prés pour l’un, et la place de la Sorbonne
pour l’autre, mais, à part ça, ils n’ont vraiment pas grand chose
en commun. L’un est riche et aristocrate, l’autre est riche et
seulement bourgeois. Ils se croisent, ils se saluent mais ne s’apprécient
pas vraiment : l'un reproche à l'autre de se pousser du col,
l'autre au premier de jouer les importants. L'un est catholique
pratiquant, l'autre plutôt républicain modéré. Saint Germain, bien
qu'il naisse le long des marches de la chambre des Députés, se nourrit
sur le haut de son cours, dans le septième arrondissement, des petites
rues de l'antique et royal "faubourg" qui abritent monastères
replets, couvents cossus, grandes maisons bien pensantes et hôtels
particuliers compassés, et bien qu'il reçoive la confluence turbulente
de la rue Bonaparte, des quat'zarts et de l'école de médecine qui ne
sont, somme toute, rien d'autre que ses propres rejetons et qui
s'assagiront avec l'âge, il passe le carrefour avec Saint Michel sans
rien perdre de sa morgue et la
renforce même sur la fin de son parcours, après Maubert, en infléchissant
sa route vers le prestige des quais de Montebello et de la Tournelle et
gardant au passage un œil propriétaire sur Notre Dame à travers, par
exemple, les rues de Bièvre et des Bernardins. Saint Michel, lui, droit
dans ses bottes, descend joyeusement de Port Royal où il y a une belle
station de métro, à la fois souterraine et à ciel ouvert (il faudrait
parler un jour de cet excitant « brouillage » d’espace que
sont souvent les stations de métro parisiennes à l’endroit où
celui-ci se fait aérien – aérien, léger, délicat, dit-on :
Austerlitz, Denfert Rochereau, Pasteur, etc.) qui est maintenant une
station de RER. Mais « Port Royal », c’est trop vague. A
cet endroit, c’est une sorte de grande esplanade, bordée d’un côté
par le centre Jean Sarrail et la station de métro récemment repeinte
en vieux rose, et de l’autre, mais loin, à quelques centaines de mètres,
par l’embouchure de la rue d’Assas, un peu après la Closerie des
Lilas, avec des immeubles dont on n’arrive pas encore à savoir à
quelle rue ils appartiennent. Cette esplanade est bordée sur un troisième
côté, derrière une fontaine monumentale à la Carpeau, où s’ébattent
les corps charmants de force nymphes et naïades de bronze, par le début
du jardin qu’on appelle le « petit Luxembourg » qui occupe
alors toute la majestueuse largeur de l’avenue de L’Observatoire
(qui est beaucoup plus une place qu’une avenue; ainsi pourrait-on dire
à l'inverse qu’à Prague, la célèbrissime
« place » Wincesclas est plus une avenue qu’une
place). Cette esplanade, je viens de l’apprendre en consultant un
plan, s’appelle la place Ernest Denis. Elle s’étend de l’Observatoire
de Paris jusqu’à la rue du Val de Grâce. C’est là que le
boulevard Saint Michel s’autonomise vraiment : Ainsi l’avenue
de l’Observatoire, directement issue de l’Observatoire de Paris,
traverse la place Ernest Denis tout droit et se divise en deux branches,
l’une Ouest, qui continue de s’appeler « avenue de l’Observatoire »,
avec le petit « Luxembourg » et qui va aller butter sur les
grilles du « grand » à la hauteur de la rue Auguste
Comte, l’autre, Est, qui est le boulevard saint Michel proprement dit.
Le boulevard Saint Michel est un Boulevard « pénétrant »,
cher au baron Haussmann, propre à ouvrir Paris à la troupe en cas de
soulèvement populaire à mater. Il double, tout au long de son trajet
rive gauche, l’ ancestrale et moyenâgeuse rue Saint Jacques,
trop étroite, justement, pour laisser passer les escadrons de
cavalerie. Saint Jacques, bonne enfant, entretient de bonnes relations
avec Saint Michel. Elle ne lui en veut pas trop de l’escorter et lui envie
sa vigueur. Elle lui envoie d’ailleurs une multitude de petites rues
transversales qui entretiennent l’amitié : de l’Abbé de L’Épée,
Royer Collard, Cujas, du Sommerard, Saint Séverin, sans compter les
grandes, Soufflot, des Écoles. A la fin de sa course allègre, Saint
Michel, pour nous faire croire qu’il traverse la Seine, fait mine de
la franchir avec le pont Saint Michel, mais la blague est sinistre, car
sur l’autre rive, il est devenu, adulte et sévère, le boulevard du
Palais, qui borde le Palais de Justice et la préfecture de Police.
Triste et prévisible fin…Mais pourquoi ne pas dire que, Saint Michel,
résolument réfractaire à son destin, au niveau de la Place et de la
Fontaine, où se donne rendez-vous toute la jeunesse francilienne, s’étale
tout à coup, paresse et musarde, finalement s’écoule par les côtés,
sans prévenir personne, et se fait la belle par les quais rive gauche,
Saint Michel à l’Est et Grands Augustins à l’Ouest ?
TENTATIVE D'EPUISEMENT DE LA PARTIE DU BOULEVARD SAINT MICHEL COMPRISE ENTRE LES NUMEROS SOIXANTE TREIZE ET CENT QUARANTE CINQ, CÔTÉ IMPAIR UNIQUEMENT
Le
73, au coin de la rue Royer Collard, qui joint le boulevard à la rue
Saint Jacques et qui se donne des airs moyenâgeux après la traversée
de la rue Gay Lussac, est occupé de nos jours par une agence du crédit
lyonnais. Dans les années soixante à cet emplacement se tenait une
librairie, la librairie « 73 ». Je me souviens d’un
magasin grand et sombre, empli d’étagères et de comptoirs où
j’achetais les pièces de Molière, Racine ou Corneille au programme
dans la petite collection Larousse (celle à la couverture bleue, en
forme de rideau de scène). Il y avait sur le trottoir des tables à tréteaux
couverts de bacs présentant les livres de poches, dans leurs premières
éditions, aux couvertures bariolées si aisément reconnaissables
(souvenir d’une couverture d’un livre de Giono, « Regain »,
avec des paysans allongés dans un champ en pente, et de celle de
« Thérèse Raquin » de Zola) Plus tard, et jusqu’au
milieu des années quatre vingt, ce fut la grande aventure d’ « Autrement
dit » que j’ai d’ailleurs longtemps continué à appeler
« Librairie 73 ». Elle servit de modèle à toutes
les librairies du quartier avec, entre autres,
« La Hune », Boulevard
Saint Germain, entre le Flore et le deux Magots, le « Fauchon »
pour ne pas dire la Roll’s de
la librairie, le « Divan », place Saint Germain des Près,
au coin de la rue Bonaparte, qui n’existe plus, la « librairie
Racine » dans la rue du même nom, qui n’existe plus non plus,
et « Compagnie », la petite dernière, rue des Ecoles) La
boutique entièrement rénovée était devenue un espace lumineux, aux
camaïeux de beiges et d’ocres, humant le bois neuf et l’huile de
lin, libre pour la flânerie parmi les présentoirs et les longues
stations debout. C’était l’époque du petit bonhomme papillon de
Jean Michel Folon dans le générique de la deuxième chaîne de télévision
et des affiches ambiguës de Léonor Fini. « Autrement dit »
fut remplacée comme tant d’autres, mais après une longue résistance
et mon vain soutien inconditionnel, par une première boutique de
fringues et puis par une seconde après la faillite de la première,
puis par une troisième et ainsi de suite jusqu’au Crédit Lyonnais
qui se porte bien depuis dix ans merci. A droite de la porte cochère,
à hauteur de poitrine, on peut voir une plaque de marbre ainsi libellée :
« Ici est tombé pour la libération de Paris, le 25 août 1944,
le soldat André Lozet, âgé de vingt ans du 501ème régiment
des chars de la division du général Leclerc ». Le 75 est un bel
immeuble haussmannien, un marchand de journaux « Papeterie
Carterie Presse » en occupe le rez de chaussée. Il est là depuis
toujours, je m’y revois à douze ans ou treize ans feuilletant
« Cinémonde » toute honte bue. A ses côtés, se tient un
magasin de layette, vêtements pour enfants et sous-vêtements féminins,
répartis dans des vitrines de chaque côté de la porte, qui ne semble
même pas avoir été rénové depuis tout ce temps (les publicités
pour les bas « Triumph », les mannequins sans membres et décapités
mais aux seins durs et aux pubis rebondis
portant des « coordonnés » de dentelle ajourée
« Lejaby » m’attiraient plus que les brassières « petit
bateau »)
A
partir du numéro 77 et jusqu’au numéro 89, l’alignement des
immeubles est quasiment parfait : les balcons des deuxièmes étages
qui, du temps d’Haussmann, étaient ceux des maîtres, s’ajustent
les uns à la suite des autres et dessinent avec leurs balustrades en
fer forgé une belle ligne de fuite, d’autant que ceux du cinquième,
plus étroits, moins aristocratiques, en dessinent une deuxième qui va
la rejoindre à l’infini. Au 77, le premier étage est occupé par
« Mary Entrepreneurs». De belles colonnes doriques, en
ronde-bosse, supportent les balcons des trois fenêtres centrales,
majestueuses, du deuxième étage. Une plaque, à gauche de la porte
cochère, rappelle que « dans cet immeuble, accueilli par Séverine,
mourut le 14 février 1885 l’écrivain Jules Vallès. » Le rez
de chaussée abrite deux boutiques : l’une est une officine
« Village téléphone », chaîne de magasins de
portables qui ont poussé comme des champignons dans les premières
années du vingt et unième siècle et dont on peut penser qu’elle
sera bientôt remplacée par un autre commerce en raison de la crise des
nouvelles technologies et la baisse du Nasdac à la bourse de New York,
l’autre est le marchand d’appareils photos « Photo Vidéo
Luxembourg PHOX » que noue appelions jadis simplement « Chez
le photographe » quand nous allions y faire développer les diapos
et les films 8mm des vacances sur la côte Adriatique, et, qui a sacrément
tenu le coup malgré le déferlement de la Vidéo. Le magasin a été
refait, mais il a gardé son style années 70, peut-être par
coquetterie. Le 79 est vraiment un bel immeuble, ravalé plus récemment
que les autres, il est en pierres de taille blondes, il y a des visages
d’angelot en bas reliefs entre les fenêtres du premier étage. A
droite de la porte cochère, une plaque avec drapeau et croix de
Lorraine nous rappelle qu ‘ « ici,
Jean Bachelet, 33 ans, FFI, est mort pour la France le 25 août 1944 »
et c’est signé : « Ses camarades de combat du 5ème. »
Juste après ce souvenir, la librairie « Minerve »
étale ses tables de livres neufs à prix réduits sur le
trottoir comme elle le fait depuis toujours. Elle a commencé bien avant
la chaîne « Maxi
Livres » qu’on trouve maintenant un peu partout dans le quartier
et ailleurs, et on se demande pourquoi elle « tient »
toujours, indépendante, (j’ai déjà supposé qu’elle servait de
couverture à un nid d’espions ou au blanchiment de l’argent de la
drogue, sans beaucoup de conviction, à vrai dire.)
L’intérieur, dans lequel j’ai du pénétré moins d’une
dizaine de fois en trente-cinq ans, et qui n’a jamais été refait,
regorge des mêmes « beaux livres » et
livres d’art qui attendent leurs acheteurs depuis des années,
désespérément (ils sont peut-être faux). Sur les tables, au dehors,
les livres n’ont jamais eu beaucoup d’intérêt. Il y a une sorte de
marché indolent pour ces invendus et ces fins de série. C’est
pourquoi, parfois, et en général, je m’y arrête un instant. On peut
y trouver un bonheur : une édition des Mille et unes Nuit dans la
traduction de Mardrus et non celle de Galland, par exemple, qui bien
qu’ elle ne soit pas du Club Français du Livre, ou du Cercle du Livre
d’Art vaut bien la centaine de francs auxquels elle est proposée. Le
79 est le dernier immeuble qui fait face au Luxembourg et à sa verdure,
après ce sera l’Ecole des Mines, austère et néoclassique. Le rez de
chaussée du 81 abrite le
magasin « La Flûte de Pan » qui portait jadis un autre nom
dont je n’arrive pas à me souvenir mais qui toutefois vendait déjà
des instruments de musique et des partitions. Cependant, les instruments
me paraissaient plus exotiques (djambés, flûtes de pan, justement,
guimbardes, maracas) et les partitions plus populaires. Une étrange
plaque métallique grise porte ces mots non moins étranges « 30
janvier 1918. Bombardements par avions allemands. »
On a beau scruter la façade, on n'y découvre aucun vestige de
rafales ou de trous d’obus comme il en subsiste encore parfois des
bombardements de la guerre 39-45 ou des batailles de rue de la Libération.
De plus, on se souvient qu’en ces temps là, les drôles de machines
volantes ressemblaient plus à des papillons agressifs qu’à des
forteresses porteuses de mort et que
le Baron Rouge faisait plutôt des politesses à Guynemer, qui a
d’ailleurs une rue à son nom de l’autre côté du Luxembourg. Mais
on se dit aussi que cette plaque commémore peut-être le tout premier
bombardement par avion de l’histoire. On imagine alors le pilote à
grosses moustaches, cache nez, bonnet de cuir sur les oreilles et
lunettes relevées sur le front, lâchant un moment son « manche
à balai » et farfouillant dans l’avion, au risque de faire une
embardée, dégottant une ces bombes toutes ronde et toute noire de
bandes dessinées, qui roulent sur le plancher au gré de la gîte,
allumant la mèche à son briquet à amadou, souverain par grand
vent, et qui, toujours manche à balai lâché, avec l’avion qui
divague, se penche dangereusement au dehors, essaie de repérer sa cible
et se débarrasse enfin de la bombe au petit bonheur parce que la mèche
est presque entièrement brûlée, qu'elle risque de lui sauter au
visage et que l’avion vire trop sur une aile et risque de partir en
piqué et de s’écraser sur le boulevard Saint Michel.
Juste
avant la porte cochère du 83, donc à sa gauche quand on remonte le
boulevard Saint Michel et qu'on fait face aux immeubles il y a la
boutique « OYYO » aux vitres fumées et au design démodé.
Elle appartient de toute évidence au « Club Méditerranée »
puisque sou l’enseigne on peut lire en grosses lettres blanches :
« Made in Club Med ». Une inscription agressive et racoleuse
proclame « si tu dors t’es mort » et barre en biais toute
la vitrine et le haut de la porte d’entrée de la boutique faite du même
verre fumé. Ça joue la
carte jeune et doit être fait pour faire rêver mais on n’a plutôt
pas envie de se réveiller. Juste à gauche de la porte cochère, assez
ouvragée, des plaques : l’une annonce le docteur "Dody
Bensaïd Méjean, Gynécologie – psychosomatique, fond cour esc. C,
1er ét. G" ;
les autres précisent que par deux fois les sociétés « connaissance
et communication » et « connaissance et mémoire » se
trouvent au fond de la cour à droite mais il y a un code qui nous empêche
d’entrer pour voir à quoi elles ressemblent. A droite de la porte
cochère se succèdent quatre commerces. D’abord la boutique « Au
Point Vélo », avec pour sous titre « vente neuf et occasion
réparation toutes marques » et une grande pancarte rectangulaire
portant la mention indispensable : « HOLLANDAIS ». Sur
le trottoir sont alignés impeccablement (je compte) neuf splendides vélos
hollandais, donc, à vendre ou à louer. J’imagine depuis longtemps
les cuisses fuselées des jeunes touristes scandinaves, allemandes ou américaines
qui après s’être confortablement installées sur leurs accueillantes
selles, descendent le boulevard cheveux au vent jusqu’aux quais. Juste
à côté se trouve la Boutique « Luxembourg Micro, PAO,
Traitement de texte », la première du genre dans le quartier avec
sa vitrine entièrement recouverte d’inscriptions : Photocopies
couleur, salle climatisée, 7j/7, Internet 20 F/H, Thèses mémoires
(nous sommes au quartier latin), vente de cartes téléphoniques,
sorties numériques, formation, scannérisation, secrétariat traduction
anglais/espagnol/français et ai-je oublié quelque chose, non je n’ai
rien oublié. A travers la vitrine on peut voir deux rangs de quatre
micros la plupart du temps occupés par les mêmes jeunes touristes
scandinaves, allemandes, ou américaines qui tapent leurs e-mails à
leur famille ou petits amis les yeux rivés à l’écran et qui leur
racontent leur ballades à vélo hollandais dans Paris le plus vite
possible pour ne pas dépasser leurs 20F/H et, au fond, le tenancier,
l’œil à tout, qui trouve encore le temps de préparer des cafés à
15F et de les apporter dans des gobelets en plastique. Le restaurant
« A la Bonne Fourchette » fait suite aux ordinateurs et
aligne sous un store jaune quatre petites tables recouvertes de nappes
à carreaux en toile cirée beaucoup plus rétros. Tentative complètement
déplacée et ratée de
faux petit boui-boui parigot très typique à laquelle les touristes
scandinaves, allemandes, et américaines se font assez rarement prendre,
semble-t-il. Il y a quinze ou vingt ans c’était une crêperie
bretonne, avec tables et chaises pliantes, tout aussi peu fréquentée,
dans laquelle je n’ai jamais mis les pieds non plus. Juste à côté,
encore, l'agence de voyage « USIT CONNECT », aux vitrines
vieux moderne soulignées de bandes violettes,
propose ses prix imbattables sur Paris-New York via Reykjavik ou
Paris-Istanbul via Sofia avec deux nuits d’hôtel vue sur le Bosphore.
La particularité du 85 est de posséder une porte cochère exactement
identique à celle du 83, ce qui fait une jolie symétrie. L’immeuble
est légèrement plus cheap, mais l’ensemble, 83 et 85, est d’une
assez belle tenue architecturale. Le 87, qui rompt quelque peu
l’alignement haussmannien quasi parfait qui le précède présente
malgré tout l’une des façades la plus belle de la série. Elle est bordée de chaque côté de
deux immenses bow-windows qui déploient leurs verrières remplies de
plantes exotiques sur trois étages. Elles sont reliées par un balcon
qui courre sur le deuxième étage et respecte l'alignement. Mais celui
ci est rompu au cinquième, qui n'a pas de balcon alors que le sixième
en est pourvu. Ce léger décalage participe de l'harmonie, au fond. La
porte cochère, massive, surmontée d'une ogive ouvre sur une succession
de cours avec des massifs floraux et pelouses privées qui montre bien
quel genre d’aristocratie vit ici. Au-dessus de la porte une grande
plaque commémorative en marbre rappelle au monde entier en général et
aux jeunes générations en particulier, dont les touristes scandinaves,
allemandes et américaines, que
" Edouard BRANLY, qui découvrit le principe de la téléphonie
sans fil, né à Amiens en 1884, a vécu dans cette maison de 1928,
jusqu'à sa mort le 24 mars 1940". Cet immeuble fait
exactement face à l'entrée néo-classique, à colonnades de l'école
des Mines, de l'autre côté du boulevard.
La
façade du 89 est la dernière à respecter les deux lignes parallèles
de balcons qui courent depuis deux cents mètres. La porte cochère est
particulièrement grande, mais sans beauté. Une plaque indique qu’on
peut consulter le docteur Marie France Boucheron, gynécologue,
seulement sur rendez-vous. Tout le rez de chaussée est occupé par une
boutique de France Télécom qui a remplacé il y a environ quinze ans
un grand marchand de Hi Fi, d’instruments de musiques qui a lui même
remplacé un marchand de pianos qui s'appelait les "Pianos
Pasdeloup". Il y avait un rayon batteries, et un rayon guitares électriques.
On pouvait acheter des disques et des partitions. Il y avait des
vendeurs spécialisés qui étaient probablement rémunérés à la
commission. La vitrine de France Télécom expose maintenant les dernières
merveilles des télécommunications et vante les avantages des
abonnements à son réseau. J’y ai vu défiler tous les modèles
de minitel, de téléphones filaires puis de téléphones sans fils.
Vous souvenez-vous, par exemple du Be-bop des années 80 ? La façade
du 91 est moderne et laide : tout est plat, tout est droit, juste
fonctionnel, il n’y a plus de balcon. C’est toujours France Télécom
qui en occupe le rez de chaussée, et probablement les étages, aussi.
De ce côté ci, la société abrite un cyber café, au nom pas très
malin, le « Mulot Futé », qui est dessiné sur la vitrine
opaque : il a une queue en forme d’arobase et un corps en forme
d’esperluette, pour qu’on ne se trompe pas. Je me souviens, là, à
ce moment, de mon père dans ses quatre-vingt un ou quatre-vingt-deux
ans qui avait voulu voir à quoi ressemblait Internet, lui qui dans sa
prime jeunesse avait été initié par son oncle, au maniement délicat
des postes à galènes. Je l’avais alors accompagné au tout nouveau
Cyber café « Orbital » qui est bien plus agréable que le
« Mulot Futé » qui n’existait d’ailleurs pas à cette
époque, et nous avions joyeusement surfé pendant l’heure à soixante
francs. Je me souviens de son émerveillement et de son incapacité
absolue à manier la souris qui peut se comparer à l’incapacité
souvent définitive, chez certaines personnes, à manier, par exemple,
les baguettes au restaurant chinois ou monter sur des patins à
roulette. Il y a des maladresses qui ne son pas physiques, mais
culturelles : le geste du
« double clic » est probablement
à jamais inaccessible à une très grande partie de l’ancienne génération ,
et ainsi le cyber monde, mais peut-être ne perd-t-elle pas grand chose.
Pour en revenir au Boul’mich, la prochaine façade, celle du 93, relève
très nettement le niveau. C’est un très bel immeuble Art Nouveau,
assez simple, tout blanc, avec des bow windows triangulaires. La porte
d'entrée, monumentale, flanquée de deux imposants lampadaires, est un
magnifique ouvrage de fer forgé. Des lettres mêlées aux élégantes
volutes de métal, forment les mots : "foyer international" et
"student hostel", révélant la destination de l'immeuble.
Mais cette porte est une porte d'apparat, je n'ai jamais vu le moindre
étudiant la franchir. La vraie porte d'entrée est une porte latérale,
bien plus petite, avec un judas qui la fait ressembler à une porte de
boîte de nuit. Entrée des artistes. C'est le premier immeuble de la série
qui porte une signature : celle de Charly Knight, architecte DPLG.
Le
95 est en retrait du boulevard, mais l’alignement n’en est pas moins
respecté : un mur de trois mètres de haut assure la continuité,
il est percé de deux portes symétriques encadrant une grille assez
large toujours ouverte sur une cour qui donne sur l’immeuble
proprement dit, qui n’est pas en pierre de taille, qui est précédé d’une volée de marches au haut
desquelles un perron ouvre sur une large double porte vitrée. Il y a,
entre l’immeuble précédant et le mur, un grande maison d’un étage,
surmontée d’un toit d’ardoise à quatre pentes, de forme
rectangulaire. La façade qui en constitue la largeur respecte
l’alignement et donne sur le boulevard, celle qui en occupe la
longueur donne sur la cour. Cette « maison » qui devait être,
à l’origine, les communs du bâtiment principal, est actuellement
occupée par un cabaret tahitien, le « Restaurant 95 » dont
les vitrines tentent d’attirer le chaland avec une vue de l’intérieur
des lieux, tables et chaises en rotins rangées proprement l’une derrière
l’autre et, gage d’exotisme, des vues de vahinés souriantes et
alignées. En franchissant la grille on découvre un arbre tout chétif,
un peu perdu dans cette cour bétonnée.
A gauche du perron, une plaque nous apprend que "César
Franck, né à liège le 10 décembre 1822 a habité cette maison depuis
1865 et y est mort le 8 novembre 1890". Un fin balcon de fer forgé
longe les fenêtres d’un entresol, au troisième étage. En ce moment
précis une jeune fille aux cheveux bruns peignés en bandeau et vêtue
d’un pull multicolore et de jeans, regarde en bas dans la cour. Elle
semble guetter la sortie de quelqu’un. Non loin d’elle, à sa
droite, un plaque de bronze répète l’hommage à César Franck, à sa
gauche, une autre plaque évoque Louis Marin 1871-1960 homme d’état
et…(je ne peux pas lire, même en m’avançant)…jusqu à sa mort.
L’immeuble est occupé par l’école française de masso kinésithérapie,
pédicurie et podologie. Mon condisciple à Henri IV, Sullerot, dont je
ne me souviens plus du prénom, fils de la sociologue Evelyne Sullerot,
belle grande femme très comme il faut aux cheveux gris
qui faisait parfois de doctes apparitions à la télévision, spécialiste
de la condition féminine, habitait dans cet immeuble ou celui qui
occupe le quatrième côté de la cour dont la façade fait face au
restaurant tahitien (en scrutant cette façade j’aperçois, au sixième étage,
une magnifique verrière moderne remplie de plantes exotiques.) Le mur
pignon de cet immeuble donnant sur le boulevard abrite un sandwicherie
qui fait pendant au restaurant tahitien. Le 97, qui lui fait suite, est
un immeuble à un seul étage dont le rez de chaussée est occupé entièrement
par le Bar Tabac « Le Bac » que je n’ai jamais beaucoup fréquenté
(j’allais plutôt acheter mes cigarettes et faire des flippers au
« Tabac du Val de grâce », plus haut dans le boulevard, au
coin de la rue du Val de Grâce, comme son nom l’indique et comme on
le verra plus tard). Le véritable 97 se trouve par delà le porche
profond, il est lui aussi en retrait, mais masqué, donc, par le petit
immeuble du bar tabac. C’est une succession de cours et d’immeubles
de six étages : escalier A, au fond de la cour à droite escalier
B, au fond de la cour à gauche etc. Après le porche, il y a la
boutique « Taraka », petite et tout en longueur et qui vend
des indienneries depuis toujours, bien avant la vogue des boutiques
« ethniques », immédiatement à sa suite, le coiffeur
« Jean Louis David » expose son faux luxe et ses télés qui
passent en boucle des clips vidéos. Le 99 porte au niveau du premier étage
la plaque bleue au liseré vert : « Boulevard Saint Michel. 5ème
arrondissement ». Le rez de chaussée est occupé par la boutique
« voyages Charters », toute petite. Sur la vitrine on peut
lire l’inscription : « tarifs charters pour tous »,
qui doit être très ancienne car il y a belle lurette que les
charters ne sont plus réservés aux étudiants ou aux jeunes de moins
de vingt-cinq ans. A partir du 99, Le boulevard s’évase comme pour
avaler au passage, serpent gourmand, une place, assez petite, que nous
appelions la « Place de la Quinine » à cause de la statue
qui l’orne et dont je parlerai dans un instant mais qui s’appelle en
réalité « Place Louis Marin » et qui est tout à fait sa
place, à lui, l’homme d’état, si on se souvient de la plaque commémorative
dont je parlais plus haut. Mais bien que la voie change de nom, les numéros
des immeubles continuent ceux du boulevard. Ainsi le restaurant italien
« Della Stella » est situé au 101 place Louis Marin qui ne
compte pourtant que trois immeubles. Un mot sur ce restaurant, qui, fait
relativement rare, n’a jamais changé de nom, sinon de propriétaire,
ni cédé sa place à un autre commerce : ce n’est pas une
pizzeria, mais un vrai restaurant de cuisine italienne, modeste et
cossu, où nous allions parfois le dimanche, en famille, manger des escalopes milanaises ou du foie à la Vénitienne. Les
fiasques de Chianti étaient encore bordées de paille et les citrons
givrés, durs comme de la pierre, n’existaient pas encore. En
revanche, la zuppa inglese, la cassata et le fond de musique de
mandoline nous transportaient littéralement de l’autre côté des
alpes.
Si
on file la métaphore physiologique, cette vielle catachrèse qui
utilise la circulation sanguine, comparant la ville à un corps gorgé
de sang, véhicule de tous les bienfaits pour ses habitants, si donc on
convient de donner à notre boulevard préféré l’appellation d’artère,
alors la Place Louis Marin en serait comme un anévrysme voire, un
angiome, puisque, pour toujours filer la métaphore, la région se
trouve fortement vascularisée : C’est le point de confluence,
sur le trajet de notre boulevard, de la rue de l’Abbé de l’Epée,
qui vient de l’Est, bien perpendiculairement,
de la rue Henri Barbusse, qui vient du Sud, comme à rebours,
beaucoup plus parallèlement, qui
remonte le cours du boulevard sur un trajet de trois cent mètres, délimitant
sur sa rive Est, celle qui nous intéresse, non pas un pâté de maison,
un block, comme on dit à New York, mais une ligne, une file de maisons,
un contre quai, comme à Honfleur ou à Sauzon ( Belle Île en Mer), de
la rue Auguste Comte, qui déboule de l’Ouest, partie de la rue d’Assas
et vient heurter la place de plein fouet, y perdant son nom, du coup, en
la traversant, puisque de l’autre côté, de philosophe et positiviste
qu’elle était jusque là elle devient ecclésiastique et protectrice
des sourds et muets. Mais, je l’ai déjà dit, nous n’appelions pas
cette place la place Louis Marin, d’ailleurs je ne sais pas si elle
portait un nom avant la mort du Marin en question (survenue, comme nous
l’avons lu quelques quinze pages plus haut sur une plaque commémorative,
en 1960, donc largement après mes dix ans), nous l’appelions la place
de « la Quinine ». Chacun sait que la quinine,
extraite de l’écorce du quinquina est souveraine contre les
accès palustres. Mais je dois avouer que « la Quinine »,
pour moi, est tout autre chose qu’un vulgaire alcaloïde :
« la Quinine », c’est comme « la belle Otero »
ou « la Fornarina » ou encore « la Claudia Cardinale ».
Car « La Quinine » est une femme. Une superbe femme de
marbre allongée sur un piédestal en marbre de trois mètres de haut.
Elle est toute nue. Un linge, qui ne voile que ses cheveux, lui ceint,
impudiquement pourrait-on dire, le front et non les hanches. Signe,
probablement, qu’elle est malade, mais bien belle tout de même,
puisque à cause de sa maladie ou plutôt grâce à elle, en proie à
une horrible migraine, elle a oublié d’enfiler sa chemise de nuit et
nous offre toutes les merveilles de son corps languide. De plus, pour
bien nous montrer qu’elle a vraiment mal au crâne, et autre chose à
penser que de couvrir sa nudité, elle renverse la tête en arrière,
drapant ainsi de son voile une partie du socle, et se tient le front
d’un avant bras, justifiant ainsi son impudeur, alors que l’autre
bras, accoudé sur le socle, permet à son buste, ainsi légèrement
relevé, de faire la symétrie
avec ses jambes a demi fléchies. « La quinine »,
allégorie de la souffrance et de la maladie, chouette, les allégories
sont toujours de femmes nues, a toujours été pour nous comme une
balise, un fanal, un point de ralliement reconnaissable de loin, quand
nous revenions de nos promenades, signe que la maison et le bon goûter
n’étaient plus très loin (de même, le Lion de Belfort, place
Denfert Rochereau, nous a servi longtemps à marquer l’entrée de
notre territoire, le dimanche soir, après les embouteillages sur
l’autoroute du Sud qu’on appelait pas encore l’autoroute A6.)
« La Quinine », donc, qui a nourri certaines de mes rêveries
érotiques au début des années soixante, s’alanguit au centre de la
place Louis Marin, au sommet d’un parallélépipède dressé qui fait
aussi office de fontaine double, l’eau s’écoulant par deux
fontaines à la forme des serpents entremêlés du caducée situées sur
chacune des faces étroites du grand bloc de marbre blanc, surmontées
l’une et l’autre des profils en bronze de chacun des deux inventeurs
du médicament antipaludéen, Caventou et Pelletier ( Professeurs à
l’Ecole de Pharmacie, 1795 –1877 et 1798 –1842). Malgré le fait
que l’eau était – et est toujours - recueillie dans deux petits
bassins minables, toujours plus ou moins obstrués de divers détritus,
peaux de bananes ou sacs en plastiques, et en dépit de leur sens de
l’hygiène réputé aigu, nous y avons toujours vu des touristes
scandinaves, allemandes ou américaines s’y rafraîchir le visage
avant d’aller rendre leur vélo de location hollandais au marchand de
cycles un peu plus haut sur le boulevard et même étancher leur soif.
cela nous donnait délicieusement à imaginer qu’on aurait pu bientôt
les retrouver elles-mêmes, dans leurs chambrettes de la cité
universitaire, toutes nues sur leurs lits, se tenant le front en proie
aux affres de la maladie tropicale que « la Quinine »,
contagieuse comme elle était, n’aurait pas manqué de leur refiler
par le truchement des sournois serpents qui lui servaient, sous prétexte
de fontaines, à évacuer les miasmes dont elle était infestée (jamais
n’avons nous osé nous- mêmes y tremper le bout de nos lèvres, même
assoiffés par nos courses les plus folles.)
Sur la face la plus large du socle, on peut lire ces nobles
lignes : « L’an 1820, les pharmaciens Pelletier et Caventou
firent la découverte de la quinine. Par leur précieuse découverte,
par leur désintéressement, ils ont mérité le titre de bienfaiteurs
de l’humanité. » Pour savoir qui est l’auteur de cet
inoubliable monument, il faut faire au moins deux fois le tour de l’édifice.
On finit par dénicher une signature, tout en haut, juste sous le voile
qui pend le long du socle : Poisson Pierre, S.C. Bravo et merci,
encore merci ! On doit à la vérité de dire qu’au moment où
j’écris ces lignes, l’érotisme un peu pervers et kitsch de notre
belle malade vient d’être encore aggravé du fait de la pose, par je
ne sais quel tagueur impertinent, d’un soutien gorge peint en blanc à
même ses seins marmoréens, la transformant pour un peu en une vulgaire
et valétudinaire preneuse de bain de soleil ou même en bonne sœur de
films pornos softs. Honte à lui.
Sur
la place « de la Quinine »
s’abouche une sortie de la station du RER Luxembourg. Dans les
temps préhistoriques qu’il m’arrive d’évoquer, cette sortie
n’existait pas, bien sûr. D’ailleurs le RER lui-même n’existait
pas : c’était la ligne dite « de Sceaux », tentacule
unique de la pieuvre métropolitaine qui envoyait ses rames, allez
savoir pourquoi, jusqu’à Orsay et l’entrée de la vallée de
chevreuse. Je me souviens que nous l’empruntions, avec ma classe, en
rang par deux, pour nous rendre au « Plein Air » sur le
stade d’Antony au-delà de Bagneux et
de Bourg-la-Reine. Il y avait aussi, à la station Laplace, celui
du fameux démon, la sortie pour la « maison des examens »,
où j’ai passé le CPEM ( le bac, je l’ai passé à celle de la rue
de l’abbé de l’Epée, l’internat dans une salle de la Mutualité,
et l’assistanat à la porte de Versailles, à moins que ce ne soit
l’inverse.) En sortant du métro vous pouvez acheter Libé ou le Monde
à un kiosque à journaux qui a toujours été là, lui, mais qui vient
d’être refait dans le plus pur style « mobilier urbain »
de Jacques Decaux. Entre la fontaine et l’immeuble qui borde la place
à l’Est dont je vais bientôt parler se situe une sorte de
monstruosité architecturale, un furoncle, une soit-disant oeuvre
d’art vaguement néoclassique destinée à masquer les aérations du métro,
faite de pierre de taille et de grillages qui ne masque rien du tout et
ne fait qu’exagérer une laideur qui, sans elle, serait peut-être
passée inaperçue, offrant de surcroît des bancs ridicules installés
apparemment pour jouir
surtout de la pollution qui émane du sous-sol. Nous ne nous y
installerons donc pas pour admirer le majestueux immeuble du 103.
C’est l’ancien siège de la librairie « Armand Colin ».
Il y a trente ans vous pouviez encore y acheter vos livres de classe,
mais depuis longtemps les éditeurs, même riches, ont déménagé en
banlieue, ils ne peuvent plus s’offrit un tel luxe, réservé
maintenant aux chaînes de télé ou aux laboratoires pharmaceutiques,
du côté du périphérique avec la tour de TF1 et l’immeuble de Canal
Plus. Il reste un immeuble de « prestige », abritant des
sociétés financières internationales dont le nom est connu des seuls
initiés. N’empêche, il a fière allure avec ses décorations de
stuc, ses têtes couronnées de laurier et aux barbes fleuries posées
au sommet des colonnes qui délimitent des croisées immenses aux étages
et les vitrines maintenant aveugles du rez de chaussée. Le 105 est
l’extrémité d’un immeuble qui appartient en fait au 20 de la rue
de l’Abbé de l'Epée. A son sommet se dresse une splendide coupole
recouverte de tuiles d’ardoise avec des ouvertures en forme d’œils-de-bœuf
ouvragées. Les balcons allient des délires de pierre et de fer forgé
que n’aurait peut-être pas reniés Gaudi lui-même, il fait pendant
aux non moins magnifiques immeubles de la rue Auguste Comte, à coupoles
et dentelles de pierre eux aussi, qui font face aux serres du
Luxembourg, mais qui sont ici hors sujet puisqu’ils sont du côté des
numéros pairs. Le rez de chaussée du 105 est occupé par la boutique
« vidéo sphère » qui est un commerce assez indéfinissable,
à la fois papeterie, gadgeterie loueur
de cassettes vidéos, et surtout vendeur de collections très complètes
de figurines en plastique très appréciées des enfants : Série
de Zorros, d’Astérix, de schtroumfs,
de toutes sortes de films de Walt Disney et j’en passe. Il
semble me souvenir qu’un tapissier l’avait précédée jusqu’à la
fin des années soixante dix, mais je n’ai pas gardé de souvenir de
son atelier. Sur les pierres de taille, de part et d’autre de l’entrée
de la boutique, les nom des maîtres d’œuvre : H.Ragache.
Architecte. 1910. P.Bourseau. Constructeur. 1910. Au-dessus des bacs
remplis de vidéos d’occasion, encore une plaque commémorative :
« Ici, le 25 août 1944, Raymond Bonnand, FFI du XVème régiment
est mort pour la France à l’age de dix neuf ans. » Puis, il
faut traverser la rue de l’Abbé de l’Epée,
longer un tout petit bout du mur de l’institut des
sourds-muets, traverser la
rue Henri Barbusse dans le passage clouté avant de reprendre pied sur
la berge du boulevard, qui, dieu merci, reprend son cours normal. Le café
« le Luco » fait office de figure de proue. Plutôt sans
enthousiasme jusqu’à ces dernières années, à vrai dire. Il était
resté assez petit bourgeois et conventionnel, avec des patrons étriqués
et toujours ronchons qui n’aimaient manifestement pas leur métier ou
avaient autre chose à faire que de faire prospérer leur entreprise et
qui de toute façon n'ont jamais rien compris au quartier. Il
n’attirait ni les étudiants, qui se font à vrai dire plus rares à
cette hauteur, ni les touristes qui ne viennent pas se perdre souvent en
ces confins du quartier latin. Bref, c’était un café parisien, que
je ne dédaignais pas pour son calme relatif et y réviser à la va vite
les partiels du lendemain, mais pas du tout un endroit branché comme on
dirait de nos jours. C’est en train de changer : la salle a été
égayée, les nouveaux patrons, plus entreprenants ont rajeuni la carte
du midi et installé une terrasse au soleil, où les bobos
(bourgeois-bohèmes, précisé-je au cas ou cette expression très à la
mode dans les années deux mille n'aurait plus court quand on exhumera
ces manuscrits) du quartier peuvent prendre un café face à « la
quinine » et bronzer quand il fait beau. C’est loin encore d’être
le Flore ou le Rostand, Mais c’est déjà ça. « Le Luco » occupe le
rez de chaussée du 107. Tout le reste de l’immeuble est l’hôtel
« Observatoire-Luxembourg » : demi-luxe de bon aloi,
air conditionné, trois étoiles, lauriers et thuyas dans des bacs
devant l’entrée, vitres fumées au rez de chaussée, belle porte
cossue donnant sur une entrée où l’on distingue un beau lustre art déco,
quartier central et calme. La façade n’a aucun intérêt. C’est un
ancien immeuble « de rapport », sans style. De même que le
109. Au-dessus d’une porte à un battant tout à fait modeste subsiste
encore la petite plaque émaillée datant de la fin du XIXeme siècle affirmant
qu’on trouve « eau et gaz à tous les étages » et qui me
fait toujours penser, allez savoir pourquoi, à une chanson paillarde.
Au rez de chaussée, le magasin de maroquinerie « Peau d’Âne »
occupe le trottoir avec des portants chargés de sacs. Il a remplacé
depuis longtemps un miroitier dont je n’ai plus que de vagues
souvenirs. Depuis le temps, la maroquinière est devenue une copine de
ma mère qui habite à dix numéros soit cinq immeubles plus loin. On se
rapproche.
Le
111 boulevard Saint Michel est un bel immeuble. J'y ai vu s'installer,
enfant, dans le courant des années soixante, le service culturel de
l'ambassade de la République Arabe Unie, qui est,
depuis la fin des rêves grandioses du président Nasser,
redevenue l'ambassade d'Egypte. C'est un vaste espace au rez de chaussée
à la devanture dorée et largement vitrée qui abrite des expositions
d'art égyptien, surtout contemporain mais parfois antique, aussi. Entre
deux vitrines, qui n'ont pas été refaites depuis les années
soixante-dix, il y a un vrai bas relief de marbre, figurant une
inscription hiéroglyphique, comme il se doit. On y organise des
vernissages le soir, assez selects, et des débats littéraires ou
politiques. Ces diverses manifestations sont assez discrètement annoncées
par de petites affiches raffinées
placardées sur la porte d'entée et les vitrines. C'est un lieu
public : j'ai bien dû pousser la porte une ou deux fois pour jeter un
oeil sur des toiles abstraites ou sur des exercices de calligraphie
moderne. Mais, peut-être à tort, je n'y suis jamais revenu. Cela
ressemble plutôt à une galerie privée comme on en voit rue de Seine
ou rue Mazarine, avec une jeune fille pâle, l'air de s'ennuyer à cent
sous de l'heure, très peu accueillante, assise derrière une table de
verre fumé avec un téléphone design qui téléphone à une copine ou
recopie des listes d'invités avec toute la lenteur requise, qui ne vous
dit ni bonjour ni au revoir ni même ne semble vous accorder aucune
attention. Au fond, c'est un service d'ambassade peu dynamique, replié
sur son quant à soi, ses petites habitudes et ses petits privilèges,
coupé de toute éternité de la vie d'un quartier qui n'en possède pas
beaucoup et qui n'est pas décidé à lui en apporter la moindre.
L'immeuble date de 1909, comme en témoigne la signature de ses deux
architectes, Roset et Boillats, au-dessus de l'atelier de coiffure JEAN LAUNAY
dont la devanture de laque vert sombre date, elle, des années
soixante-dix et n'a jamais changé depuis les heures de gloire de son
fondateur et propriétaire. Le mobilier et magnifiquement moderniste et
désuet. Jean Launay lui-même continue d'officier aux peignes et aux
ciseaux avec acharnement. Il a au moins quatre-vingts ans, Il est d'une
laideur légendaire, il a des cheveux longs et raides comme des
baguettes, teints en noir corbeau, qui le rendent encore plus sévère
et inquiétant. Il mourra très certainement à la tâche, comme Molière
sur son fauteuil. On le voit, à travers la vitrine, qu'il pleuve ou
qu'il vente, matin, après midi et soir de nocturne - mais n'est-ce pas
tous les soirs nocturne ? - toujours en proie aux tourments de la création,
mais toujours inspiré, le geste aussi assuré que celui de Praxitèle,
donner le coup de ciseaux
qui change tout, le coup de brosse sublime, la dernière touche de génie
à la très élégante coiffure de bourgeoises qui ont à peu près son
âge et qui ont du être glorieuses il y a cinquante ans. Il est assisté
dans son office par de diaphanes apprenties toutes vêtues de noir et
ostensiblement attentives et admiratives. On ne vient pas se faire
coiffer chez Jean Launay. On vient s'y faire portraiturer, se donner à
un maître pour qu'il fasse de vous un objet d'art, on vient à la
messe. Mais les jeunes filles aux cheveux de lin ne passent plus par le haut du boulevard
Saint Michel. Depuis longtemps, plus près de la Seine, les Magnatis et
autre Jean Louis David ont créé leurs empires franchisés. C'est comme
un salon de coiffure fantôme, mis en scène par un brin de sadisme à
la Polanski, comme un atelier d'embaumeur raffiné avec ses vielles
momies figées sous des casques intergalactiques. Le 113, qui abrite la
petite agence de voyages "WASTEELS" (spécialisées dans les
trajets Paris-Bruxelles ?) est un immeuble parisien banal, le premier à
la façade en mauvais état et sur lequel il n'y a pas grand chose à
dire. Passons. On passera, donc, non sans se souvenir du restaurant
universitaire "halal" qui se trouvait derrière la porte, qui
a fonctionné dans une relative discrétion, y compris pendant la guerre
d'Algérie, jusque dans le début des années quatre-vingts. On n'y
mangeait pas plus mal qu'à Censier, il n'était pas réservé aux
musulmans, j'y suis allé une fois ou deux avec ma carte du CROUS, à l'époque.
Il m'en reste une vague image : celle de gobelets en plastiques en guise
de verres sur des tables en formica pas desservies.
Le
115 est lui, un immeuble en très mauvais état, à la façade de
couleur verdâtre, mais il a connu quelque splendeur : si on prend la
peine de traverser le boulevard, sur le trottoir d'en face, pour
l'observer tout entier plus facilement, on s'aperçoit que les deux
derniers étages sont en partie occupés par un atelier d'artiste et sa
verrière verticale. Les ateliers d'artiste, ça fait toujours rêver.
C'est le Paris de cinéma, celui de Vicente Minnelli, de Gene Kelly et
d'un "Américain à Paris". On se prend à envier
Gérard Philippe dans le rôle de l'artiste maudit de
"Montparnasse 21" On évoque la "Bohème" de Puccini
et l'"Oeuvre"de Zola. C’est presque un proverbe : qui
voit un atelier d'artiste, rêve toujours d'habiter là - et de se
mettre à la barbouille ! Mais le boulevard Saint Michel n'est pas très
propice à ces chromos : ils correspondent mieux à des hauteurs plus
touristiques, Montmartre, Montparnasse, Montagne Sainte Geneviève ou
bien alors aux quais de la Seine. Notre atelier aurait plutôt appartenu
à la maîtresse d'un notaire ou à un riche fils de rentier célibataire
(ruiné à présent, c'est sûr). Le rez de chaussée est occupé par la
"Papeterie 115" où l'artiste peintre qui n'a jamais habité là
n'est jamais venu se fournir en format raisin. La boutique est tenue de
toute éternité par une tante, femme au visage carré et aux yeux bleus
délavés qui a vieilli sur pied tout le temps que ses longs cheveux
raides ont mis pour virer du blond au gris terne, et son neveu, un vieux
jeune homme un peu bossu, un peu boiteux, paraissant l'âge qu'on lui
voit aujourd'hui depuis plus de quarante cinq ans. La femme s'appelait
la "Blonde" et l'homme, plus jeune qu'elle, le "neveu de
la blonde" ou simplement le "neveu". La tante ne s'est
jamais mariée, n'a jamais bougé de là et le neveu non plus. A croire
qu'ils se suffisaient l'un à l'autre ou qu'ils n'étaient pas réellement
tante et neveu. C'est toujours resté un mystère pour moi. La tante a
été un moment amie avec ma mère, elle est même partie aux sports
d'hiver avec la bande de copains dont faisaient partie mes parents et a
eu une aventure avec l'un d'entre eux qui s'est probablement mal terminée
puisque, après, ma mère et elle ne se sont quasiment plus jamais parlé.
La papeterie sent l'encre et le vieux papier. Elle est toujours bien
achalandée et expose sur le trottoir un choix impressionnant de cartes
postales touristiques et humoristiques.
On y trouve des Mont-blancs et des Stypens, des calculatrices,
des agendas, des cahiers Clairefontaine de tous formats (à spirale ou
non, à petit carreaux ou à lignes, cent pages ou deux cent pages) et
toutes les fournitures scolaires et les gadgets dont nous avons eu
besoin notre scolarité durant puisque nous habitions à six mètres et
qu'il n'y avait que trois étages à descendre.
Au
117, il y a encore du gaz à tous les étages comme le montre la petite
plaque émaillée fixée au-dessus d'une porte à deux battants qui
n'est pas cochère. Cet immeuble est le dernier, avant la rue du Val de
Grâce à posséder quelques balcons en fer forgés. C'en est fini des
beaux alignements hausmanniens. Les maisons, dans cette dernière partie
du boulevard, deviennent plus simples. Il n'y a plus d'étage noble, pas
plus que de chambres de bonnes. Les façades, modestes et sans
fioriture, n'alignent plus que des rangées de persiennes grises, pas
forcément disgracieuses, d'ailleurs. Au rez de chaussée du 119, deux
boutiques côte à côte : MBK, marchand de scooters et de motos,
anciennement Motobécanne qui réparait aussi nos vélos et un minuscule
magasin de photocopie et reprographie en faillite depuis des années qui
avait succédé, je crois, à un magasin de lingerie qui avait aussi
fait faillite. Il est à louer. Le 119 est plus bas que les autres : il
n'y a que quatre étages. Il est aussi plus étroit : aucun appartement
ne dépasse les quatre pièces. A mon avis, c'est le plus petit immeuble
de tout le boulevard. C'est tout ce qu'il y a à en dire, je crois bien
(je pourrais, bien entendu traiter du 119 bien plus longuement, décrire,
une fois passée la lourde porte à deux battants laquée de vert de
vessie, dont le code d'ouverture actuel est le 7513, qui est changé à
peu près tous les six mois mais qui a toujours été constitué d'enchaînement
de chiffres impairs plutôt faciles à retenir : 1357 9753 etc., et
qu'avant l'invention du digicode et son usage assez tardif chez nous, il
fallait fermer et ouvrir avec une lourde clé qui déformait toujours
nos poches ou sacs à main (je me souviens : on l'appelait la "clé
d'en bas"), le long couloir carrelé qui ouvre tout au fond sur la
porte de l'ancienne loge de la concierge (dont il me reste un souvenir
de tout petit enfant : une odeur de pisse infecte, un accumulation
monstrueuse d'objets en tout genre (dont ses chiens successifs morts
empaillés alignés sur la cheminée ou posés sur la courtepointe élimée
d'un lit tout boursouflé, vision d'horreur) dans un espace minuscule (même
pour le petit enfant que j'étais) et une terrifiante sorcière, la
concierge, qui essayant de me coincer pour me donner des bises édentées
et qui m'offrait de faux bonbons acidulés empoisonnés que j'acceptais
avec un sourire crispé (et que jamais ô grand jamais je n'aurai mangé))
achetée par mes parents à la copropriété, refaite à neuf, transformée
en un coquet studio où a logé Mongrandpère jusqu'à sa mort à qui,
vers l'âge de dix huit ans j'ai succédé pour environ cinq ans. Je
pourrai décrire aussi la niche ménagée dans le mur droit du couloir
manifestement destinée à contenir une statue qui n'est jamais venue et
qu'elle attend encore, comme un reproche, après toutes ces années (ou
alors, peut-être, a-t-elle été enlevée, il y a bien longtemps, avant
même que mes parents ne vinssent habiter là), et la porte de la cour,
au bout du couloir à gauche, après l'alignement des boites au lettres,
vitrée, à deux battants qui a toujours mal fermée où on range les
poubelles et qu'on partage avec le magasin de mobylettes qui y stocke
les vieux pneus et les roues voilées, mais je ne le ferai pas parce qu'
il aurait fallu que je le fasse pour tous les autres immeubles du
boulevard dont j'ai déjà parlé et dont je n'ai décrit que l'extérieur).
Le 121, lui, a cinq étages, un de plus, mais il lui manque aussi le
toit en zinc percé des fenêtres des chambres de bonne, en forme de
coque de bateau renversée qui caractérise tant les immeubles
parisiens. Il abrite la Coopérative de l'Université Club qui montre
dans ses vitrines gros livres de biologie, de médecine, codes civils et
autres gros volumes de droit, choix de stéthoscopes et de marteaux à réflexes.
J'ai cru pendant longtemps que ce magasin était réservé aux membres
du club de "l'université"comme son nom l'indiquait et je n'y
suis quasiment rentré que du jour où j'ai fait moi-même partie de
ladite université. C'est une papeterie banale. Je n'y ai même pas
acheté de stéthoscope car les réductions étaient plus intéressantes
à la librairie qui jouxtait le CHU Pitié-Salpetrière, boulevard de
l'hôpital, où j'ai fait mes études de médecine. Le 121 héberge
aussi la librairie "Le Petit Prince" qui est la première
boutique quand on sort du 119 sur le chemin de la rue du Val de grâce.
C'est une sorte de librairie "Minerve" (celle dont j'ai déjà
parlé plus haut) mais en plus petit. Elle est restée cependant, elle,
une vraie librairie de livres anciens (qui couvrent les rayons de
la petite boutique) et de vrais livres d'occasion typique du quartier
latin où j'ai parfois trouvé mon bonheur. Je consulte encore
longuement ses bacs en bois bien remplis chaque fois qu'une visite chez
mes parents m'en donne le loisir. Il n'y a pas si longtemps encore, j'y
ai fait l'acquisition de livres d'architecture ou de photographie assez
luxueux que je n'aurais jamais osé acheter neufs. La librairie est
encore tenue par deux sœurs (dans mon enfance, elle l'était par leur mère),
un tout petit peu plus âgées que moi, avec qui, curieusement, je n'ai
pas du échanger plus de dix mots en cinquante ans, probablement parce
qu'elles ne sont pas très bavardes ni accueillantes ou qu'elle ne me
considère pas comme un très bon client, sur la durée, vu les heures
innombrables passées à consulter les livres dans les bacs sans les
acheter plus d'un fois sur dix ou quinze (voire sur vingt ou trente). Je
suis pourtant, comme chacun sait, un grand acheteur de livres, neuf de
préférence, il est vrai. Mais je crois que c'est la proximité même
de la boutique du domicile familial qui ôtait définitivement son
caractère aventureux aux éventuelles acquisitions que je préférais
faire rue de l'Odéon, rue Mazarine ou même Monsieur le Prince. Le 123
n'est manifestement pas un immeuble haussmannien, mais pas à la manière
du 119, qui est sans style comme je l'ai déjà dit, il affirme, lui sa
relative nouveauté. L'architecture en est assez pure, et sa relative élégance
vient peut-être de
l'absence de persiennes aux fenêtres. En tout cas,
il a retrouvé ses six étages et son toit en zinc. Le numéro
123 est rappelé deux fois sur des plaques de marbre qui surmontent la
vitrine de l'école de podologie qui en occupe le rez de chaussée.
C'est un local tout blanc, bien visible à travers une vitrine qu'aucun
voile n'est jamais venu masquer au
regard du passant pour bien
montrer qu'on ne s'y est jamais livré à autre chose que la
podologie, rien que la podologie et en tout cas pas à je ne sais quelle
activité illicite à laquelle nous ferait penser immanquablement une
vitrine opaque. Je peux d'ailleurs en témoigner, moi qui suis passé
des milliers de fois devant : je jure que je n'y ai jamais vu rien
d'autre que des clients sagement alignés sur des sièges surélevés,
comme ceux des cireurs de chaussures, mais à l'allure beaucoup plus médicale,
aux pieds desquels s'affairaient des élèves et des professeurs en
blouse blanche. Mais comme l'activité à laquelle ils se livrent touche
à l'intimité, car il existe une intimité des pieds, je n'ai jamais vu
personne, pas plus que moi-même, stationner ne serait-ce qu'un instant
devant la vitrine translucide et observer les opérants se livrer à
leur ingrat mais ô combien bienfaisant exercice. Il y a cette sorte
d'impudeur, cette" exposition "honnête" d'une activité
qui passe souvent pour peu ragoûtante, il faut bien le dire, sa
tentative à la fois d'honorabilité et de publicité ("si vous
avez mal aux pieds, ne vous résignez pas dans votre malheur, il existe
bel et bien un moyen de vous soulager que vous apportera notre honorable
profession") et notre gêne, à nous passants, qui baguenaudons,
qui pensons que les vitrines sont faites pour exposer sous leurs formes
les plus séductrices les objets de nos désirs et non les
"oignons", les allus valgus, ou autres cors au pieds de nos
prochains. Nous allons bientôt nous rendre, selon notre progression non
pas inexorable, mais décidée et tranquille, au prochain numéro du
boulevard qui sera, si vous me suivez bien, ce dont je ne doute pas et
n'ai jamais douté, le 125.
Ce n'est pas du tout que le 125 boulevard Saint Michel soit un numéro
remarquable, bien au contraire ou presque, enfin, peu importe, mais
c'est qu'il faut nous pénétrer, même si l'idée est un peu forte, que
nous arrivons à dix immeubles (puisque s'agissant des numéros impairs,
chaque immeuble n'utilise qu'un chiffre sur deux de la suite arithmétique
naturelle) de la fin de notre voyage pourtant modestement intitulé
"Tentative d'épuisement sentimental de description du boulevard
Saint Michel" ; il faut donc nous résoudre à être bientôt sevré
de notre boulevard Saint Michel quasi quotidien et en quelque sorte nous
y préparer. Le sentiment n'a pas fait défaut, je crois. Mais c'est
"la tentative d'épuisement" en elle même qui a posé problème,
comme je m'en étais douté à l'avance : la tentative est, bien
entendu, manquée, doublement manquée. Je n'ai pas épuisé le
boulevard Saint Michel. (pour faire moins poétique, plus prosaïque et
moins pérecien si vous voulez, je n'ai pas atteint l'exhaustivité
souhaitée) Il y a un échec qu'on qualifiera d'interne, dont je suis
l'origine ( échec interne, qui lui-même, pour être le plus complet
possible, se dédouble encore une fois, on va y venir) et un échec
externe qui tient au boulevard Saint Michel lui même (la symétrie
voulant alors que cet échec la se dédouble aussi, on va y venir
aussi). Le premier échec est donc le mien, celui de
ma mémoire. Dieu sait si j'ai passé de longs moments, en dépit
des notes détaillées prises un jour de juillet (en une seule fois) sur
un carnet Clairefontaine, les
yeux au plafond, dans un effort (invisible) de remémoration le plus
souvent agréable mais parfois un peu angoissant ( Mais à quel numéro
se situait le salon de thé "Au Croissant d'Or et depuis quand
a-t-il disparu ?) Les résultats sont incomplets. Aurait-il fallu encore
plus de séances d'yeux au plafond ? Ce n'est pas sûr. L'échec,
ensuite, c'est celui de mon écriture (je ne suis pas assez présomptueux
pour prétendre que c'est celui de l'écriture en général, mais
j'aimerais bien…) Le défi (lancé un jour par Perec) de la
"tentative d'épuisement" est particulièrement
difficile à relever pour un graphomane amateur comme moi (mais
"graphomane amateur" est très certainement un pléonasme)
tant en ce qui concerne la technique pure (les mots manquent
toujours…) que ce qui concerne l'endurance (je n'ai pas décrit les
trottoirs, ni certaines formes architecturales détaillées, ni les
pierres ni les crépis, ni les arbres, par exemple, dont je ne pourrais
pas affirmer, à l'instant où je frappe ces lignes que ce sont tous des
platanes) ni en ce qui concerne l'éthique (ne pas caler, ne pas
tricher, ne pas utiliser de raccourcis, bref, respecter la contrainte).
Mais finalement, et je ne dis pas ça pour tenter de minimiser mes
faiblesses, c'est le boulevard Saint Michel, en lui même qui se révèle
indescriptible, le bougre, le cher bougre, car il ne se laisse pas
enfermer dans un carnet Clairefontaine. Il se tortille, il se débat, il
vous glisse entre les doigts, il coule comme un fleuve dans lequel on ne
se baigne pas deux fois, il mène sa vie, pas du tout fatigué, il se
fiche bien de ma tentative de l'épuiser. Il change d'aspect au moins
deux fois : une fois au cours de la journée (il n'est pas le même le
matin, l'après midi ou le soir), une autre fois, tous les jours et
particulièrement dans le laps de temps compris entre
celui où j'ai commencé ma description et celui où je l'achève
(me résigne à l'achever.. ) : des commerces ont déjà changé
d'enseigne, des inscriptions ont disparu, d'autres ont été ajoutées.
Des devantures ont été repeintes ou refaites, des travaux de
ravalement ont été entrepris, masquant certaines façades, etc. Il
faudrait peut-être rédiger des "Suppléments à la Tentative d'épuisement
sentimental du boulevard Saint Michel "réguliers (annuels ?
quinquennaux ?) pour, à la fois, rendre compte de l'instabilité foncière
de ce diable de boulevard et mettre en paix ma conscience littéraire.
Je vais y songer. En attendant, prenons notre élan pour franchir les
quelques dizaines de mètres qui nous séparent encore de la fin, et,
pour commencer, revenons au 125, qui précède cette digression (si on
peut dire, car en réalité il ne précède que le 127 car il ne peut
pas faire autrement). Le 125 , donc, abrite l'hôtel des Mines qui tire
sont nom de la proximité de l'école du même nom et non pas des mines
de crayon vendus dans les papeteries voisines. C'est un hôtel de bon
aloi, pourrait-on dire, ce n'est pas un hôtel louche ni un hôtel
borgne (on se demanderait d'ailleurs ce qu'un tel hôtel
viendrait faire dans ce quartier). Sa façade est recouverte d'un élégant
crépi couleur sable et une série de petits projecteurs, à
hauteur du premier étage, en illumine une partie, même le jour, non
sans prétention, pour imiter le Crillon ou le Ritz. Nous ne distinguons
pourtant que deux étoiles "NN" à la suite du "H"
gravé sur une plaque de marbre située à gauche de l'entrée où ne
manque ni marbre ni lanternons tarabiscotés. La porte vitrée, de style
Art Nouveau sûrement pas d'époque, est tout de même assez jolie. A
travers la vitrine on aperçoit un petit salon cossu, ou les clients
doivent prendre leur petit déjeuner, mais nous sommes l'après midi et
ce n'est pas encore l'heure du thé : il est vide. Dans le temps c'était
un hôtel pas vraiment miteux, mais tout simple, qui abritait des étudiants
étrangers ou bien des américains à Paris alcooliques
qui n'ennuyaient personne. Paris se mondialise, s'uniformise, se
rend conforme à toutes les capitales du monde, le boulevard Saint
Michel et l'hôtel des Mines aussi. Il me revient ce quatrain de Jacques
Roubaud, tiré du recueil
"La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des
humains" que je citai déjà plus haut dans ces pages : "Le
Paris où nous marchons
N'est
pas celui où nous marchâmes
Et
nous avançons sans flammes
Vers
celui que nous laisserons"
Après
le 125, vient le 127. Pas à pas, immeuble "à" immeuble, nous
avançons vers le boulevard "que nous laisserons". Le 127, qui
confond les alignements de ses persiennes avec celles des immeubles
suivants, héberge une boutique à gauche de la grande porte cochère
carrée qui lui sert d'entrée et deux autres, à sa droite, qui, comme
on le verra n'est étaient qu'une à l'origine,
seule. A gauche, donc, C'est l'opticien "Osiris" qui,
on ne sait pas comment, semble avoir résisté à la franchisation et
aux divers "Afflelou", "Grand Opitcal" et "Générale
d'optique" qui se disputent, comme la télé nous l'apprend tous
les jours, le juteux marché des lunettes. Malgré sa proximité du
domicile familial, nous allions acheter nos lunettes ou les faire réparer
chez un opticien de la rue Soufflot (un homme très grand et très
gentil, aux cheveux gris, dont les propres lunettes témoignaient pour
mes parents, à l'évidence, du savoir-faire, et qui avait du être
recommandé à la famille par l'ophtalmologiste, le docteur Bernard, lui
aussi lunetteux, en plus de sa petite moustache et de son nœud papillon
(qui plus tard devint professeur) consulté rue Médicis (je suis
porteur de lunettes depuis l'âge de huit ans, quand j'ai commencé à
ne plus bien voir au tableau, même au premier rang, "je suis myope
et astigmate". J'ai appris à dire ça très jeune, je me souviens
de ces sentiments mitigés et étranges
qui m'avaient envahi, entre la fierté et la honte, le jour où j'ai
porté ma première paire en verres "incassables" (une grande
nouveauté à l'époque) dont la monture épaisse, genre "sécurité
sociale" dirait-on de nos jours, garantissait la solidité au
regard de ma supposée turbulence enfantine. On m'avait donné aussi un
bel étui en papier mâché, pour les ranger la nuit, posées, branches
bien sagement croisées, sur le petit coussin que constituait ce si doux
jersey de tissus toujours de couleur
jaune qui sert à essuyer les verres et dont je ne me servais
jamais préférant la mouchoirs, les pans de chemise, ou rien du tout,
laissant les verres s'embrumer de poussière et du sel de la sueur ou
des larmes, au fil des jours et que ma mère finissait, excédée, par
m'arracher des yeux, les passer sous le robinet et les essuyer avec un
Kleenex en râlant, je redécouvrais soudain le monde). L'œil d'Osiris
nous a contemplé, donc, toutes
ces années depuis cette vitrine aux dominantes vertes et jaunes. La
porte cochère du 127 est surmontée, toute fière, de la
plaque bleue et verte qui nomme les rue de Paris : "Cinquième
arrondissement. Boulevard Saint Michel". Il suffit de se retourner
pour comprendre sa présence ici : c'est à ce niveau du boulevard que
s'abouche la rue Michelet, quasiment une avenue, mais trop courte pour
en porter le nom, large et aérée, qui
relie le boulevard un peu au loin à la rue d'Assas (au-delà du
"petit Luxembourg et de l'institut d'Archéologie, qui jouxte la
fac de Pharmacie, bizarre ziggourat de briques rouges) dont le cours, on
l'a vu diverge lentement du sien (mais on devrait dire "converge
vers" puisqu' en réalité comme toutes les rues de Paris, il
commence à la Seine) depuis (ou vers) l'avenue de l'Observatoire. Il
faut que le piéton qui, venu de la rue d'Assas, et qui débouche ici
puisse savoir que c'est sur le boulevard Saint Michel. C'est la moindre
des choses. Plantée là, entre deux platanes, une belle colonne Morris
entièrement d'époque montre les affiches des derniers spectacles des
derniers théâtres de Paris (il n'y en aura bientôt plus, et de
colonnes Morris non plus). A droite de la porte cochère, on trouve
d'abord "Copie Service", un magasin de reprographie ( "A
petits prix, mémoires et thèses, couleur laser") comme il en
existe beaucoup dans le quartier pour les thèses, mémoires et autres
travaux universitaires (j'y ai récemment fait "reproduire"
mon curriculum vitæ quand j'ai postulé à Vigneux : c'est sérieux et
rapide.) "Copie service" est directement accolé à la
"Pharmacie du Luxembourg". C'est en fait une seule et même
boutique à l'origine, la Pharmacie. On l'a rapetissée en en vendant
une partie. On le voit aux rondeurs des constructions, aux trois marches
identiques qu'il faut gravir pour atteindre le seuil de chaque boutique.
Les murs de la pharmacie
sont recouverts de crépi gris souris tandis que ceux
de la boutique de reprographie ont gardé les briques originaires
mais recouvertes d'une couche de peinture couleur brique. La vitrine
expose des pubs pour produits de beauté ("Dorée, adorée, de chez
Bergas") ou les belles fesses fermes que ne manqueront pas de vous
donner les "kits" d'amaigrissement
à la mode ("804 : 8 jours, 0 difficulté, 4 kilos") Du plus
ancien qu'il me souvienne, la "Pharmacie du Luxembourg" a
toujours existé. Quand j'étais petit, je crois bien que le pharmacien
me faisait peur : il était très laid et sévère; il avait les cheveux
coupés en brosse haute, les oreilles décollées et un très long nez.
Il était toujours de mauvaise humeur, pas "commerçant" pour
un sou, mais à l'époque, ce n'était pas encore trop grave, pour un
pharmacien. Le derniers souvenirs que j'en ai est, il y a au moins
trente ans, de lui avoir acheté, sans qu'il sourcille d'un poil, une
boite de préservatifs.
Le
129 boulevard Saint Michel, qui fait suite au 127, est, lui aussi, un
immeuble de rapport banal. C'est là, au premier étage qu'habitait
notre copine Chantal, dont la maman tenait la boutique du rez de chaussée.
Cette boutique est maintenant une boutique de Pizzas à emporter. Une
"Pizza Hut". Il n'y a pas de table, on n'y mange pas. On peut
acheter les pizzas à un comptoir et les emporter chez soi. Mais
surtout, c'est la base d'où partent,
sur leur mob Peugeot toute rouge, les livreurs pressés d'imiter le héros
du film "Taxi" et de livrer en onze minutes chrono la boite de
carton contenant la Pizza commandée par téléphone dans les trois
kilomètres à la ronde. La boutique est toute rouge, pas très propre,
comme les mobs fatiguées qui traînent, par deux ou trois, sur le
trottoir. Une enseigne portant un téléphone stylisé (un Logo) annonce
la boutique de loin le soir. Des affiches jaunes et vertes barrent les
vitrines, en biais. "Même le week End ! 1 pizza achetée = 1
pizza offerte". Dans le temps, (j'aime assez cette expression; je
suis d'accord avec le commentaire d'Alain Rey : "ellipse de dans le temps passé (1770,
d'Alembert). L'ellipse de passé engendre
une autre image, celle de l'enfoncement dans la dimension
temporelle"), dans le temps, donc, La boutique avait été une
boutique de "cadeaux", qui s'appelait "Home Confort"
(je me souviens des brain stormings, vers la fin des années soixante,
qui avaient agité la famille et le voisinage au moment où, Yvonne, la
maman de Chantal, ayant pris la décision de faire de sa boutique de
"marchand de couleurs" une boutique moderne, il avait fallu
donner un nom au nouveau magasin). C'était le temps où les
"Gadgets" devenaient à la mode, et où, surtout, on les
tenait encore dans un certain respect, qu'il ne faut pas oublier, dans
leur inutilité même, leur luxe véritable, comme témoins d'une société
de consommation ludique qui prenait son essor. La décadence des
"Gadgets" date seulement des années soixante-dix, après la
critique soixante-huitarde, et
ce n'est que dans les années quatre-vingts, que les "Gadgeteries"
cessèrent définitivement d'être considérées comme des boutiques de
luxe. En tout cas, dans ses débuts, "Home Confort" n'était
pas la gadgeterie qu'elle est devenue en partie plus tard, mais un
"magasin de cadeaux", ce qui est bien plus honorable.
D'ailleurs l'histoire de cette boutique, "marchand de
couleurs" (droguerie) devenue "magasin de cadeaux" résume
à elle seule assez bien l'évolution sociologique du quartier en
quarante ans, y compris sa triste fin de Pizza Hut à emporter.
"Home Confort" était le point de ralliement des commères du
quartier dont la mienne, je veux dire, de mère ( le mot "commère"
n'est que le féminin exact du mot "compère" qui n'a pourtant
pas la même connotation péjorative puisque le mot "compèrage"
n'existe pas.) Des souvenirs de la boutique de marchand de couleurs, je
n'en ai plus (j'en avais, j'en suis certain, il y a quelques années;
j'ai un souvenir de souvenirs, mais ils se sont effacés) même si, en
me concentrant, j'arrive à faire naître une image le visage d'Yvonne
jeune et souriante sous des ballais-brosse suspendus au plafond par le
bout du manche. Cela n'est pas un vrai souvenir. C'est une image
reconstruite à partir des deux boutiques de marchand de couleurs que je
connais et qui subsistent à Paris probablement par nostalgie et souci
louable de conserver un peu de "couleur" locale. L'une est
située rue des Ecoles, dans un quartier branché, j'y suis passé pas
plus tard que l'année dernière avec ma copine, l'autre est plus
incertaine, mais son image constitue, elle, dans ma mémoire, un véritable
souvenir; elle est située rue Raymond Losserand, dans le quatorzième,
où j'ai habité huit ans. La boutique "Home Confort" faisait
quasiment fonction de
service public dans le quartier. On pouvait, par exemple, y récupérer
des clés, laissées en partant par un membre de la famille; on pouvait
y déposer, comme à la consigne, des objets encombrants et continuer de
faire ses courses, et même des messages "oraux", comme on précise
maintenant, à transmettre si on voyait, par hasard passer le
destinataire; on pouvait s'y faire livrer, si c'était à des horaires
indus, bref tout un tas de petites choses que la modernité a remplacé
ou supprimé sans même sans rendre compte, en même temps que la vie de
quartier et les relations de voisinage. Après le porche, en continuant
notre remontée, il y a maintenant un concessionnaire de motos Honda :
"Boulmich Moto" (sans apostrophe, s'il vous plaît). C'est une
vaste boutique, presque une halle, rouge et bleue, qui expose, serrées
les une contre les autres, un nombre impressionnant de motos et de
scooters de tous types, en laissant déborder sur le trottoir tout un
choix de neufs ou d'occasion. Des vendeurs en tenue décontractée de
rigueur (à l'inverse, exactement, des concessionnaires autos) discutent
avec d'éventuels acheteurs qui ont l'air d'être leurs copains. Les
lieux, de tout temps, ont été habilités à contenir de gros objets.
Le concessionnaire a été précédé, jusqu'à la fin des années
soixante-dix, par un marchand de lits : la literie "Gerbault".
Elle aussi, à la bonne saison, exposait la marchandise à des prix
imbattables sur le trottoir. Je dis : "elle", parce que le
magasin se condense pour moi en l'image unique de sa propriétaire, une
grosse femme sanguine aux cheveux blancs pas coiffés, que je revois,
debout au milieu de ses sommiers, les poings sur les hanches.
La
façade du 131 ressemble, par son absence de détails notables, à celle
du 129. Le porche ouvert montre une vilaine cour. Au fond de la cour,
comme l'indique une plaque assez discrète à gauche du porche en
entrant, des bureaux annexes de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales sont logés dans un rez de chaussée dépourvu de tout charme.
Une autre plaque, bien mystérieuse et tout aussi discrète, annonce un
énigmatique "CID", centre inter-institutionnel pour la
diffusion" (de quoi ?) qui doit se situer dans les étages. Suit
immédiatement une boutique "Manpower". C'est ce que nous
disent de larges lettres
bleues qui courent au-dessus de la boutique et répondent à leurs
petites sœurs, blanches, inscrites sur une bannière de grosse toile du
même bleu disposée encore au-dessus. C'est L'agence spécialisée dans
la pharmacie et la chimie. Il y a deux vitrines séparées par la porte
d'entrée, vitrée, elle aussi. On ne repère pas immédiatement le célèbre
emblème de l'agence (cet homme debout aux bras et aux jambes écartés,
touchant les quatre coins d'un carré parfait, lui-même inscrit dans un
cercle, dessiné par Léonard de Vinci) : Il n'apparaît qu'en tout
petit sur les petites et classiques affichettes qui tapissent la première
vitrine. " Nous recherchons des professionnels chauffage, froid,
climatisation, plomberie". "Recherchons infirmières".
"Formation de gardiens d'immeubles" (sic). "Animalier de
labo. BTS biologie (biochimie. Expérience en microbiologie)". La
deuxième vitrine montre des fioles, ou des "vases", qui,
malgré leur nombre, ne suffisent pas à contenir un flot de fausses gélules
toutes de la même couleur (bleues, évidemment) et du même format qui
se répandent finalement en nappes sur le sol, comme émises par une
corne d'abondance invisible, double métaphore des joies du travail intérimaire
et de la spécialité concernée (au moment où je frappe ces lignes, je
me souviens, adolescent, avoir longuement et rêveusement contemplé
cette vitrine, tentant de compter le nombre immuable des gélules et me
disant en même temps que je n'y arriverai jamais (Je suis certain,
aujourd'hui, que les gélules, quoique un peu plus poussiéreuses, les
fioles et les "vases", sont encore exactement les mêmes,
qu'ils n'ont pas été déplacés d'un centimètre depuis toutes ces années,
et que leur nombre n'a pas bougé d'une unité)). Le 133 est un immeuble
plus étroit, sans boutique, Il possède une belle porte en bois et fer
forgé. A gauche de la porte deux plaques disposées l'une au-dessus de
l'autre : "Docteur Sylvia Payen, gynécologue. Sur
rendez-vous." "Docteur Christelle Bougard Barge angiophlébologue.
Docteur Bruno Payen Doppler. Echographie vasculaire. microcirculation.
Varices. Phlébites. Artérites." Le 135 est lui un superbe
immeuble 1930 dont la façade rattrape un peu la médiocrité des numéros
précédents. Sur ses sept étages, elle est entièrement recouverte
d'une mosaïque de tout petits carreaux de faïence grise qui recouvrent
aussi les colonnettes des balcons droits ou en forme de croissant.
Chacun de ces balcons est souligné d'un motif de petits carreaux dorés.
La porte, toute de verre et de fer forgé, très élégante, une vraie
oeuvre d'art, est rehaussée, elle aussi, d'un double filet des mêmes
petits carreaux dorés. L'immeuble, signé au coin droit de la façade
par "H.M. Delaage, ARCte DPLG", abrite deux boutiques de part
et d'autre de l'entrée. L'une, à gauche ne porte aucune enseigne,
aucun signe de reconnaissance extérieure. Les deux vitrines sont aveuglées
par des rideaux sales mais bien tirés, laissant à grand peine
distinguer des piles de dossiers. C'est une officine obscure et
quelconque, peu soucieuse de publicité, qu'on ignore en passant.
L'autre est la "Maison de la bible", qui, depuis longtemps a
pris, je crois, la place d'une jolie librairie vouée, dès le départ,
à disparaître, gérée par des petits jeunes, qui ont même tenté
l'aventure de l'édition et vendu des livres d'occasion pour tenir.
C'est, comme son nom l'indique, une librairie religieuse, du type de
celles qui prospèrent dans le quartier de Saint Sulpice, pas particulièrement
spécialisée dans la bible. L'enseigne en est un livre ouvert sur les
pages duquel repose un globe terrestre (si on regarde mal, ou
distraitement, on croit apercevoir une tête de pieuvre (le globe) et
ses tentacules (les tranches bombées des pages du livre ouvert)). Un
bac de géranium, qu'on sort dès le printemps, en agrémente peu
originalement l'entrée. A l'intérieur de la vitrine, une affiche, plutôt
incongrue, risque de rendre le passant hésitant quant à la véritable
destination de la boutique : C'est une plage tropicale avec les
cocotiers, le sable immaculé et la mer toute bleue. Mais la légende ne
propose qu'un voyage spirituel : "Heureux qui met sa confiance dans
le seigneur". On se rassure. Le 137 ne vaut malheureusement pas le
135. C'est à nouveau un immeuble banal,
au crépi gris fatigué et douteux, sans grâce, malgré les
persiennes conservées aux fenêtres et les balcon en fer forgé du
cinquième et du sixième étage. Deux boutiques se serrent et se
suivent avant qu'on atteigne un porche sans intérêt particulier. La
première a remplacé l'OTU, Office du Tourisme Universitaire, des
tarifs préférentiels duquel je n'ai jamais pu bénéficier, n'étant
pas étudiant à l'époque de sa splendeur et des premières années des
vols charters réservés aux universitaires (Cuba, Katmandou, la Crête,
le Portugal d'après la révolution des oeillets). Quand je suis ensuite
devenu moi-même étudiant, les vols charters s'étaient suffisamment
"démocratisés" et généralisés : j'ai pu alors réserver
les rares places d'avion dont j'avais besoin dans des agences de voyages
plus professionnelles. La boutique et son activité d'agence de voyage
spécialisée n'ont d'ailleurs pas survécu à la banalisation de
l'avion comme moyen de transport. Il a fallu que la MNEF, qui avait
partie liée à l'UNEF à ses débuts, puis s'était autonomisée au décours
des luttes intestines entre les syndicats étudiants, la reprenne. C'était,
au demeurant, une excellente mutuelle qui n'avait qu'une rivale, non
politisée (donc de droite, à l'époque, mais tout a bien changé), la
SMEREP, qui se tenait plus haut sur le boulevard, sur le côté opposé
dont il n'est pas question et ne sera jamais question, n'y comptez pas,
dans ces pages. Mais la MNEF a connu les ennuis que l'on sait. Il a
fallu encore une fois transformer la boutique. Elle est restée le siège
de la mutuelle, mais, à cause du scandale, c'est la mutuelle qui a
changé de nom : elle s'appelle maintenant la LMDE et se prétend, sur
une large affiche qui barre toute la boutique en diagonale, "la
première mutuelle étudiante". L'ancienne enseigne n'a même pas
été déposée. Elle est seulement soustraite aux regards par un
calicot blanc noué à la va vite qui cache mal le sigle devenu honteux.
Des affiches, placardées sur toutes les vitrines, vantant les mérites
indépassables de la LMDE, masquent, elles aussi, l'intérieur de la
boutique. A gauche de la porte d'entrée une grosse boite aux lettres
porte de grandes lettres jaunes : "Dépôt des dossiers". La
boutique qui suit immédiatement n'a, selon mes plus anciens souvenirs,
jamais subi aucun changement. C'est une librairie de livres de droit
d'occasion qui a toujours, qu'il pleuve ou qu'il vente, exposé dans des
bacs posés sur des tréteaux de chaque côté de la porte d'entrée.
J'ai fouillé, il y a très longtemps, parmi les codes Dalloz périmés
et les manuels écornés de droit fiscal, comme on se promène dans un
paysage indifférent, juste pour la marche.
Après
le porche vert bouteille du 137, où l'habituelle plaque de cuivre nous
apprend que le docteur Alain Lever pratique la médecine générale et
la mésothérapie (Nous n'avons pas encore compté le nombre de médecins
rencontrés dans cette promenade, mais nous pouvons, cependant, dire déjà
qu'ils sont plus nombreux que les avocats), on atteint le café du Val
de Grâce. Le café du Val de Grâce est un ancien tabac. Il s'appelait
d'ailleurs le "Tabac du Val de Grâce", il y a des siècles,
quand j'allais y acheter mes Gauloises sans filtre, et, il y a d'autres
siècles encore, Mongrandpère
son tabac à rouler. C'était aussi là que se situait le Flipper
le plus proche de la maison. Nécessairement, il faut commencer une
digression sur le flipper. Commençons-la, donc. J'ai été un accro du
flipper (mais on n'employait pas ce mot dans les années soixante-dix et
quatre vingt, le vocabulaire toxico n'ayant pas encore contaminé le
niveau de langue quotidien (on disait "intoxiqué", ce qui
avait plus à voir avec le poison, et donc avec l'alcool)), j'ai glissé
dans la fente de la foutue machine des milliers de pièces de un franc,
puis de pièces de deux francs (trois parties, deux francs, puis, encore
plus tard, trois parties cinq francs, mais à ce moment-là je jouais
moins). Je suppose, je suppose seulement, puisque cela doit faire au
moins quinze ans que je n'ai pas touché un flipper, qu'à l'heure
actuelle, on doit en être rendu à deux euros les trois parties ; je vérifierai,
mais il y a beaucoup moins de flippers dans les cafés. J'ai connu, bien
sûr le flipper quand on l'appelait encore le "billard électrique",
c'est à dire dans les années soixante. Je me souviens, il y avait un
café sur le trajet de l'école communale, au coin de la rue Saint
Jacques et de la rue Gay-Lussac. Nous n'y jouions pas, bien sûr. Mais
nous perdions volontiers dix minutes, au risque de se faire enguirlander
par notre mère qui ne supportait pas le moindre retard, à contempler,
à travers la vitrine, de
grands ados aux moustaches clairsemées qui se prenaient pour de vrais hommes malmener un flipper.
Nous étions souvent trois ou quatre gosses, agglutinés contre
la paroi de verre, à suivre les lignes brisées de la bille de métal
affolée, à nous griser des "ding" des chiffres du score qui
défilaient à toute allure et du "tac-tac tac"des "bumpers"
martyrisés. Notre regard allait de la course de la bille au visage du
joueur, qui nous semblait l'image même de la concentration, de la
virilité et de la sévérité. Le joueur de flipper était une sorte de
demi-dieu. Il défiait, à la fois, la mécanique, le hasard et la mort
(tout est fait, au flipper, pour ne pas nous laisser d'espoir. On ne
fait que lutter contre la fin, pour faire durer, rien qu'un peu : la
bille finit inexorablement par tomber dans ce gouffre en entonnoir où la machine s'unit
à vous, entre vos bras, au niveau de votre ventre. C'est un combat héroïque,
bien que dérisoire. Au flipper, on ne gagne
que des "parties gratuites" qui ne sont rien d'autre
que le droit de perdre à nouveau. Elles claquent comme une gifle, un
drapeau qui se déchire ou les plombs qui sautent. L'autre grand
"Clac" est celui du "Tilt". C'est la punition sans
sursis, la guillotine. Plus rien alors ne peut s'opposer à
l'engloutissement, et, la bille, privée de toute résistance intrinsèque,
se laisse enfin aller à son triste sort. En général, le joueur ne
veut pas voir ça. Avant la disparition finale, il retourne, ostensiblement, à sa bière ou à son café, sur
le comptoir. Il méprise la mort, c'est un homme, un vrai). Le
"Tilt", que nous attendions secrètement, nous prenait
toujours par surprise et nous transperçait d'une onde de plaisir à
peine équivoque. J'ai commencé à jouer au flipper en me mettant à
fumer, vers seize ans. Premiers gestes d'adulte : entrer au Tabac du Val
de Grâce, acheter ses clopes, en profiter pour faire une partie ou deux, puis, rapidement,
cinq, dix ou quinze, en comptant les "gratuites". Il y a déjà
un ou deux joueurs, plus âgés, ça grise, "it's more fun to
compete". On saisit la machine chacun son tour. Pas un mot ne sera
échangé : ce n'est pas la compétition qui importe, ni la
communication, c'est le pouvoir de pénétrer dans un espace jusque là
interdit, celui des mâles adultes,
et de mimer les gestes. C'est précisément ce qui en fait une drogue
aussi dure que le tabac, qui est mime, lui aussi. Quoiqu'il en soit, le
"Tabac du Val de Grâce" a été remplacé par le "Café
du Val de Grâce". Entre temps les anciens propriétaires,
auvergnats renfrognés, avaient "vendu", comme disaient mes
commerçants de parents, mais j'avais déjà quitté le quartier depuis
longtemps, à un couple de petits jeunes pleins de projets et de petites
entreprises. Un beau matin, seule la rumeur sait pourquoi (mais laissons
la rumeur au commères), on a déboulonné la fière "carotte"
qui surplombait les vitrines : la "licence" avait été retirée.
On peut encore voir les vestiges du glorieux passé, au niveau du
premier étage, au dessus de la devanture, sous forme de trous pas
rebouchés, cicatrices indélébiles, témoins du descellement
fatidique. Il est vrai que la petite entreprise n'a jamais décollé. La
fréquentation des lieux, amputés de ce qui en faisait la raison
principale, a chuté, selon le principe des vases communicants, au
profit de celle du "Gamin de Paris", le café d'en face la rue
du Val de grâce, tout heureux de la manne, dont on parlera à un
prochain paragraphe, qui végétait jusque-là, souffrant de sa trop
grande proximité avec le Tabac, justement. Les petits jeunes ne s'en
sont jamais remis. Ils ont tenté de surnager, d'une année sur l'autre,
le café ne se faisant plus de nouveaux habitués (ce sont les habitués
qui font vivre les cafés de quartiers, à l'inverse des grands cafés
des boulevards parisiens qui vivent du "passage"), ils se sont
un peu laissés aller avec les derniers piliers de comptoir fidèles qui
leur restaient, et ils ont vieilli aussi, comme leurs derniers piliers
de comptoir fidèles, le visage hagard et les yeux vitreux, malgré le
sourire commercial, les cernes autour des yeux et la couperose précoce
aux joues. A la fermeture du "marchand de journaux" (on ne
disait pas "Point Presse", à l'époque) de la rue du Val de
grâce, ils ont passé un accord avec les NMPP, pour servir de dépôt
local. L'idée n'était pas mauvaise (j'ai bien connu un garage qui s'était
appelé "la Belle Idée"), ça arrangeait les gens du quartier
qui n'aimaient pas faire plus de cent mètres pour se procurer leur
"Figaro" quotidien. Mais le cœur n'y était plus, ils ont
arrangé le café n'importe comment pour faire de la place aux rayons de
revues et aux présentoirs de presse. Ils en ont fait un lieu hybride,
plutôt monstrueux, aux revues de motos à la place de bouteilles de
Ricard et aux bouteilles de Ricard à la place des cigarettes. Pour
couronner le tout, croyant surfer sur la vague Internet, mais au mauvais
moment (c'est à dire à celui où tout le monde s'est mis à posséder
un ordinateur chez soi), ils ont transformé un bout de leur salle en
une caricature d'Internet café tout ce qu'il y a de plus ringard, avec
un seul ordinateur d'un modèle largement obsolète, et à la chaise de
café ripolinée de blanc devant toujours vide. En tout cas, je n'ai
jamais vu la moindre touriste allemande, scandinave ou américaine aux
cuisses fuselées s'y installer. À force de noyer leurs échecs incompréhensibles
dans les verres de leurs derniers piliers de comptoir fidèles, les
petits jeunes sont devenus des petits vieux avant l'âge, au sourire
toujours commercial mais terrifiant comme celui des morts qui
s'extirpent de leurs cercueils.
Le
café du Val de grâce fait le coin Nord de la rue du Val de Grâce et du
boulevard. Au-delà, sur l'autre berge de cette étroite artère, au bout
de laquelle la façade imposante et noire du Val de Grâce (la chapelle
de l'hôpital militaire) inquiétait jadis le regard (elle n'a été
ravalée et restaurée, joliment d'ailleurs, qu'à la fin des années
quatre-vingt dix), c'est déjà le deuxième cercle. Certes, nous ne
sommes pas, pour ainsi dire, autant à l'étranger qu'"en face"(nous
empruntions ce chemin pour aller à la station de métro Port-Royal, par
exemple) mais c'est déjà plus loin que notre horizon quotidien (je ne
me résous pas à respecter la concordance des temps). En revanche, la
rue du Val de Grâce, elle-même, zone frontière, en faisait partie. Nous
allions y chercher le pain et les journaux, nous l'empruntions pour
nous rendre rue Pierre Nicole ou habitait notre copine Agnès et ses
parents, ou pour rejoindre les nombreux commerces de la rue Saint
Jacques. Le coin sud, du carrefour, comme je l'ai déjà dit plus haut
est occupé par le rival de toujours, le "Gamin de Paris". C'est lui qui
a "hérité" du débit de tabac. Il expose, fièrement, au niveau du
premier étage, son trophée, sa prise de guerre, la fameuse carotte
qu'un néon rouge illumine jour et nuit en spirale serrée du plus bel
effet. La carotte est d'ailleurs entourée de deux autres enseignes de
prébendes, lumineuses, elles aussi : l'enseigne du Loto, en lettres
rouges et bleues sur fond blanc, et celle du métro, sous forme d'un
ticket de métro géant, de couleur vert d'eau, comme il se doit (depuis
combien de temps les tickets de métro ne sont-ils plus jaune bulle, au
fait ?) Le "Gamin de Paris" est, lui, très bien fréquenté. Etudiants
bien nourris et professeurs. Le tabac veut se donner des airs de
brasserie, comme celle du Montparnasse déjà tout proche, mais il n'y
parvient pas tout à fait. Il faudrait, dernier effort, larguer le "café
du Val de Grâce" qui lui colle le train, et rappelle à tous, comme un
encombrant parent pauvre, les modestes origines ; voguer vers des
quartiers plus chics. Cet effort est cependant impossible : les
café-tabacs, pas plus que les petits bateaux, ne possèdent de jambes.
Le "Gamin de Paris" restera toujours amarré, flanc à flanc, à
l'indignité du "café du Val de Grâce" et ne quittera jamais ce coin de
rue pas assez aristo. C'est assez moral, somme toute. Le porche de
l'immeuble dont dépend le "Gamin de Paris" a perdu son numéro : du
moins la plaque émaillée sur lequel il était inscrit. L'enquête n'a pas
permis de déterminer s'il y eut vol ou chute due aux vibrations du
métro qui passe juste en dessous ou quelque autre délit plus grave
encore. Toujours-est-il qu'on a cru bon de graver ( fort
maladroitement) dans le plâtre sec, le nombre 139, en attendant de la
remplacer, pour ne pas déconcerter les facteurs, probablement. Il y
avait là un fleuriste chic, qui vendait de beaux bouquets de magazines
féminins, des orchidées, des plantes grasses et exotiques, hors de
prix. Il a disparu. La boutique est en travaux. l'enseigne du fleuriste
subsiste encore, toute de guingois. On la retirera en temps utile, on
n'est pas pressé. Il y aura là un cabinet de radiologie flambant neuf.
On ne peut s'empêcher de penser au nénuphar qui pousse dans le poumon
de la pauvre héroïne de l"Ecume des Jours".
Le café du Val de grâce fait le coin Nord de la rue du Val de Grâce et
du boulevard. Au-delà, sur l'autre berge de cette étroite artère, au
bout de laquelle la façade imposante et noire du Val de Grâce (la
chapelle de l'hôpital militaire) inquiétait jadis le regard (elle n'a
été ravalée et restaurée, joliment d'ailleurs, qu'à la fin des années
quatre-vingt dix),
c'est déjà le deuxième cercle. Certes, nous ne sommes pas, pour ainsi
dire, autant à l'étranger qu'"en face"(nous empruntions ce chemin pour
aller à la station de métro Port-Royal, par exemple) mais c'est déjà
plus loin que notre horizon quotidien (je ne me résous pas à respecter
la concordance des temps). En revanche, la rue du Val de Grâce,
elle-même, zone frontière, en faisait partie. Nous allions y chercher
le pain et les journaux, nous l'empruntions pour nous rendre rue Pierre
Nicole ou habitait notre copine Agnès et ses parents, ou pour rejoindre
les nombreux commerces de la rue Saint Jacques. Le coin sud, du
carrefour, comme je l'ai déjà dit plus haut est occupé par le rival de
toujours, le "Gamin de Paris". C'est lui qui a "hérité" du débit de
tabac. Il expose, fièrement, au niveau du premier étage, son trophée,
sa prise de guerre, la fameuse carotte qu'un néon rouge illumine jour
et nuit en spirale serrée du plus bel effet. La carotte est d'ailleurs
entourée de deux autres enseignes de prébendes, lumineuses, elles aussi
: l'enseigne du Loto, en lettres rouges et bleues sur fond blanc, et
celle du métro, sous forme d'un ticket de métro géant, de couleur vert
d'eau, comme il se doit (depuis combien de temps les tickets de métro
ne sont-ils plus jaune bulle, au fait ?) Le "Gamin de Paris" est, lui,
très bien fréquenté. Etudiants bien nourris et professeurs. Le tabac
veut se donner des airs de brasserie, comme celle du Montparnasse déjà
tout proche, mais il n'y parvient pas tout à fait. Il faudrait, dernier
effort, larguer le "café du Val de Grâce" qui lui colle le train, et
rappelle à tous, comme un encombrant parent pauvre, les modestes
origines ; voguer vers des quartiers plus chics. Cet effort est
cependant impossible : les café-tabacs, pas plus que les petits
bateaux, ne possèdent de jambes. Le "Gamin de Paris" restera toujours
amarré, flanc à flanc, à l'indignité du "café du Val de Grâce" et ne
quittera jamais ce coin de rue pas assez aristo. C'est assez moral,
somme toute. Le porche de l'immeuble dont dépend le "Gamin de Paris" a
perdu son numéro : du moins la plaque émaillée sur lequel il était
inscrit. L'enquête n'a pas permis de déterminer s'il y eut vol ou chute
due aux vibrations du métro qui passe juste en dessous ou quelque autre
délit plus grave encore. Toujours-est-il qu'on a cru bon de graver (
fort maladroitement) dans le plâtre sec, le nombre 139, en attendant de
la remplacer, pour ne pas déconcerter les facteurs, probablement. Il y
avait là un fleuriste chic, qui vendait de beaux bouquets de magazines
féminins, des orchidées, des plantes grasses et exotiques, hors de
prix. Il a disparu. La boutique est en travaux. l'enseigne du fleuriste
subsiste encore, toute de guingois. On la retirera en temps utile, on
n'est pas pressé. Il y aura là un cabinet de radiologie flambant neuf.
On ne peut s'empêcher de penser au nénuphar qui pousse dans le poumon
de Chloé, la pauvre héroïne de l"Ecume des Jours" de Boris Vian. Le 139
abrite encore deux boutiques : l'une, d'antiquités chinoises, à la
devanture peinte en rouge écrevisse (les antiquités chinoises marchent
très bien, en ce moment), CHEN HUI, qui a ouvert récemment (impossible
de me souvenir quelle boutique elle a remplacé), l'autres est une
galerie d'art, "Regard Croisés". Elle expose des sculptures modernes en
haut de colonnes blanches et des tableaux accrochés à la pierre des
murs bruts. Les trois immeubles qui suivent terminent superbement le
boulevard : Le 141, le 142 et le 143 rétablissent dignement
l'alignement haussmannien avec balcons en fer forgé, sculptures dans la
pierre de taille, etc. qui n'aurait pas du être interrompu si
longtemps. C'est une sorte de cadeau d'adieu. Les trois immeubles sont
signés par Pierre Bourseau, entrepreneur en 1912. Au 141, il y a une
porte de service : c'est la première et la dernière que nous
rencontrons dans notre promenade. Entre les porches du 142 et du 143
voisinent une galerie de mauvaises peintures de Paris qui se nomme
bizarrement "FIDIM" et "ROYAL FOOD", tout petit vendeur de sandwichs
grecs. Art et gastronomie…Le café Saint Michel se situe en bout de
ligne, il n'offre aucune particularité. L'immeuble du 147 n'a pas été
construit par Pierre Bourseau, il tente de prolonger l'alignement, mais
sans véritable succès. On ne lui en voudra d'ailleurs pas car il ne
fait pratiquement plus partie du boulevard qui s'est déjà
considérablement évasé. Suivent une téléphonerie Bouygues Telecom
bientôt en faillite et un magasin très laid de déménagement garde
meubles. C'est la fin de l'alignement On tombe alors sur le 29 place
Georges Bernanos et l'immeuble Bullier dont les descriptions n'ont pas
leur place ici mais je ne leur en veux pas vraiment. Saint Michel s'est
évanoui pour de bon.
à suivre (et à finir)…