LES TOURS DE VIGNEUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN

 

 

 

 

Six, elles sont six, et non pas sept. J'ai bien compté. J'ai d'abord pensé qu'elles étaient sept, comme les sept nains ou les sept pêchés capitaux ; quelque chose en moi disait qu'il fallait qu'elles soient sept, parce que c'est un chiffre magique et que les architectes aiment bien les chiffres magiques et autres nombres d'Or.  J'ai vérifié que je ne me trompais pas, J'ai bien vérifié que l'une ne se cachait pas derrière une autre, j'ai varié les points de vue, je les ai regardées en allant, je les ai regardées en revenant, mais non, elles sont bien six. On dirait qu'elle sont tombées n'importe comment du ciel et qu'elles se sont plantées là, les unes à côté des autres, certaines plus près que d'autre, dans un impeccable désordre comme dirait Alphonse Allais. Il en a fallu, à l'architecte, de l'attention, pour les disposer ainsi, sans aucune symétrie, sans aucune possibilité de les repérer les unes par rapport aux autres (on voit bien qu'elles ont été construites par le même architecte : aucune n'est pareil, mais elles se ressemblent toutes, il y a un air de famille, c'est certain). M'est avis qu'il l'a fait exprès. On dirait qu'il a voulu interdire qu'on dise par exemple, "la première tour", la première, par rapport à quoi ? Elles ne sont pas alignées, elles ne sont pas disposées en file, elles ne sont disposées en rond, ni en triangle ni en aucun polygone connu qui soit. C'est assez bizarre, ces six tours disposées n'importe comment. Ça n'a aucun sens, elles seraient sept, encore, ça aurait un côté prévu, ordonné, mais non, six, elles sont.  On ne peut même pas les repérer par rapport aux points cardinaux. Mosso grodo, si on les regardait d'en haut, d'avion par exemple, mais je n'ai jamais pris l'avion pour survoler la région, ont pourrait dire qu'elles sont plutôt en ligne, mais pas droite, une ligne qui a la tremblote. Elles sont plus en ligne qu'en paquet. C'est tout ce qu'on peut dire. Mais enfin, ce n'est pas sûr, parce qu'elle est où la différence entre une ligne un peu repliée et un paquet un peu distendu ? On les voit de partout. Absolument partout. d'ailleurs je crois bien que tout le monde les connaît, les tours de Vigneux. On les voit de la route, la nationale six, on les voit du train, la ligne C du RER, ou les grandes lignes quant on arrive du Sud au petit matin,  on les voit de la colline qui surplombe la rive gauche de la Seine, à l'hôpital de Villeneuve saint Georges, par exemple, à travers les fenêtres d'une chambre, un beau soir de printemps. Elles ont fière allure, plantées toutes droites au milieu de la plaine plate comme des phares, comme des fanaux, des balises. Elles disent : " C'est nous, les tours de Vigneux". Elles le disent à tous les passants, à tous les voyageurs. A tous les voyageurs dont aucun ne s'arrête jamais à Vigneux, pourquoi s'arrêterait-on à Vigneux, d'ailleurs, je vous le demande, sauf pour rentrer chez soi parce qu'il faut bien habiter quelque part. Tout le monde n'a pas dans sa ville des tours pour dire à tout le monde que c'est là Vigneux, coucou, c'est les tours de Vigneux, parce que justement, ailleurs il y a autre chose : un pont, une vielle église, un vieux château, même décati et moche, un grand parc ou même un petit, une colline, quelque chose qui se voit vers quoi on peut converger, quelque chose qui organise un peu le paysage et qui fait qu'on sait qu'on est quelque part. A Vigneux, il faut bien dire que sans les tours, ça serait tout juste. On ne pourrait pas très bien dire s'y on y est ou pas, ça ne ressemble pas à grand chose. Alors,  les tours, c'est un peu comme un poteau indicateur : voilà, c'est chez nous. C'est pas terrible, mais c'est chez nous. Il y a la Seine vous allez me dire. Je sais, ah ! Les fleuves ! Mais non, la Seine elle ne sert à rien du tout à Vigneux, c'est fou ce que les berges sont tristes. Elle ne sert à rien, la Seine, parce qu'il n'y a pas de pont. Un fleuve sans pont, c'est juste de l'eau qui coule. Ça ne fait même pas attention à nous, ça passe. D'ailleurs, à Vigneux,  les tours, elles sont bien plus hautes que tous les autres bâtiments, qu'ils soient pavillons, et il y en a beaucoup, c'est très pavillonnaire comme ville, Vigneux, qu'ils soient Achèlemes, en hauteur ou en largeur, tours et barres, c'est très achèlemique comme ville, Vigneux, c'est comme si aucun immeuble n'avait le droit d'arriver ne serait-ce qu'à la moitié de la hauteur des tours de Vigneux, pour qu'on ne les confonde pas, pour qu'elles puissent bien continuer à dire "coucou c'est Vigneux" ici sans qu'on les prenne pour d'autres, normales, et que du coup on ne puisse plus se dire qu'on est à Vigneux. Finalement on a eu bien de la chance que cet architecte,  il nous ait construit les tours, sinon je crois bien qu'on aurait rien pour se dire qu'on est bien chez nous et pas n'importe où au milieu du grand nulle part de la banlieue.

 

 

 

 

 

 

 

DEUX

 

 

 

 

 

 

Tous les matins, en arrivant � Vigneux, j'emprunte l'avenue Henri Barbusse. L'avenue Henri Barbusse court de Draveil � Vigneux, comme chacun sait. L'avenue Henri Barbusse présente une pente légèrement descendante. Mais comme elle est toute droite et très longue, elle plonge, dirait-on, lentement dans le paysage. De très loin, au bout de l'avenue, on aperçoit les tours de Vigneux. J'aime bien apercevoir tous les matins, les tours de Vigneux. je les compte, c'est mon plaisir : une tour, deux tours, trois tours, quatre tours, cinq tours et six tours. Je ne sais pas si vous vous souvenez, j'ai publié ici, il y a quelques mois, un texte sur les "tours de Vigneux" (si vous avez besoin (mais pourquoi auriez-vous besoin, vous êtes tellement fondu de ce site que vous avez tout appris par coeur), enfin, si vous éprouvez, par le plus grand hasards l'envie de vous rafraîchir la mémoire (on se demande pourquoi, encore une fois, c'est juste, bien sûr, un supposition, une vue de l'esprit, une hypothèse d'école) enfin, allez y, si c'est absolument nécessaire, si vous hésitez par exemple sur un ou deux mots, ou sur l'ordre des phrases : c'est ici). Mais revenez après, j’ai une révélation à faire. Voilà, j'ai fait une erreur : Elles ne sont pas six, mais sept. Je le confesse, à ma grande honte (vous aurez au passage, noté ma grande, ma très grande, honnêteté intellectuelle) elles sont bien sept, définitivement sept, sept de toute éternité. J'ai compté, recompté, je suis obligé de me rendre à l'évidence. C'était comme tous les matins, je comptais les tours en roulant, elles se déplaçaient lentement vers ma gauche, comme d'habitude. Une, deux, trois, quatre, cinq, six. Sept. Sept ? Pas possible ! J'ai recompté. Sept, nom de dieu : sept. J'ai recompté à nouveau, tout en roulant (et ralentissant dangereusement, parce que je commençais à les dépasser - appels de phare de la camionnette qui me suivait, pas que ça à faire, lui) : six. Ouf. Mais le doute s'était insinué. Cent mètres plus loin, j'ai recompté. Du fait du mouvement, l'alignement des tours avait encore changé : un, deux trois quatre, cinq, six. Pas sept. Et si : sept ! Un court instant, mais c'était suffisant, un immeuble s'est nettement détaché d'un autre, s'ajoutant à la file. En proie à une grande agitation, je ne suis pas allé jusqu'à Camille Claudel. J'ai obliqué sur la gauche, je voulais en avoir le coeur net. Je me suis rendu à l'évidence, il y avait bien sept tours, je suis sorti de ma voiture, je les ai compté à pied, pas d'erreur possible. Sept. Comment ais-je pu, après toutes les minutieuses vérifications dont je parlais, ne les compter que six, il y a quelques mois ? Il y a plusieurs raisons, quand j'y réfléchis bien. La première, bien sûr, c'était mon envie qu'elle ne soient pas sept. Enfin, ce n'est pas tout à fait aussi simple : je me souviens que j'ai d'abord mal compté en voulant, au contraire, vérifier qu'elle étaient sept. J'ai compté une fois : six. J'ai compté une deuxième fois, avec un autre point de vue : six. J'ai été alors agréablement surpris : j'ai commencé à interpréter les intentions de Chemetov (l'architecte, c'est lui qui a construit aussi le ministère des finances, à Bercy, et la partie la plus intéressante du Forum des Halles. Il avait fait ses classes à Vigneux, banlieue rouge, dans les années soixante-dix, je l'ai lu dans ses mémoires). S'il n'avait placé que six tours, c'était qu'il avait voulu, en quelque sorte conjurer le chiffre sept, qu'il avait voulu ostensiblement faire la nique au nombre d'or et aux sept merveilles du monde. C'était une déclaration d'intention, un manifeste : les sept merveilles du monde, d'accord, mais les six tours de Vigneux. Quelles autres merveilles vont par six ? J'étais assez ravi. Alors, quand j'ai recompté, j'ai recompté non plus pour vérifier qu'elles étaient sept mais, au contraire, bien six. J'ai alors compté six, à plusieurs reprises, en variant encore les points de vue, confortant mon erreur. La seconde raison tient aussi à Chemetov : C'est qu'il a, dans son "paquet de tours", construit deux immeubles, et seulement deux, beaucoup plus rapprochés l'un de l'autre que les autres. Je les avais pris pour une seule et même tour. Ce n'est qu'en se plaçant très près des édifices qu'on peut voir que deux d'entre eux se font face à face dans une confrontation qui paraît d'autant plus "dramatique" que les autres gardent des distances assez "indifférentes". Ils sont proches à se toucher. On peut les prendre, sous la plupart des angles, pour un seul. Enfin, je me suis tout de même trouvé assez bête d'avoir raconté toutes ces histoires. Mais la vérité historique et géographique (architecturale et urbanistique) est rétablie : Les tours de Vigneux sont bien sept, comme les pêchés capitaux, les piliers de la sagesse, les légumes du Tagine royal, les nains, les samouraïs, les mercenaires, les boules de cristal, les géants du petit tailleur et les merveilles du monde (ce qui n'enlève strictement rien à leur énigmatique beauté.)

 

 

 

 

 

 

 

 

TROIS

 

 

 

 

 

Farouche et gris, le ciel court

Au-dessus des tours de Vigneux

Pressé comme un besogneux

Par la banalité des jours

 

Liquide et bleu, l'ennui sourd

Du  béton contraint des banlieues

Et s'insinue au  milieu

Des cités barrées sans recours

 

Tourne la roue des saisons,

Elles sont, toujours à l'horizon,

Froides bornes débonnaires,

 

Fauchant le temps, prenant la vie,

Sentinelles solitaires,

Que le monotone asservit.